Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 26.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

armée de 290,000 combattans qui, en présence de la famine et d’une mortalité excessive, devenait inutile pour le salut de la France. Il fallut obéir aux stipulations de l’armistice ; les équipages des canonnières furent débarqués, les marins évacuèrent les forts remis aux mains de l’Allemagne.

Que l’on se rappelle cette époque lamentable. A quarante lieues à la ronde, le pays avait été ravagé par la guerre, les chemins de fer avaient à peine repris leur service, la plupart des trains étaient réquisitionnés pour les besoins de l’armée victorieuse : partout des détachemens de troupes allemandes tenaient garnison, les routes qui conduisent vers Toulon, vers Brest, vers Cherbourg et Rochefort n’étaient point libres ; nos administrations restaient impuissantes au milieu du désarroi général ; tous les efforts se concentraient sur un seul point, ravitailler la grande ville qui mourait de faim. Il n’est donc pas surprenant que, pendant ces premiers jours où l’angoisse poignait tous les cœurs, l’on n’ait pas réussi, l’on n’ait peut-être pas cherché à diriger les marins sur leur lieu d’embarquement. Ils restèrent donc à Paris, sans occupation, ayant brusquement brisé la saine régularité de leur existence, promenant leur oisiveté à travers les rues et montrant aux badauds leur uniforme que la bravoure déployée par eux avait rendu populaire et célèbre. On les entoura, on les choya ; ils se laissèrent faire avec leur bonhomie à la fois crédule et narquoise. Ils devinrent les héros du Parisien, et ils s’en allaient bras dessus, bras dessous, avec les soldats sans armes, les mobiles ahuris, les gardes nationaux ivres, les vivandières débraillées, se mêlant aux manifestations auxquelles ils ne comprenaient rien et trinquant à la république universelle sur le comptoir des vendeurs d’absinthe. L’insurrection qui se préparait derrière tout ce tumulte, qui transportait les canons sur les points stratégiques indiqués par la configuration de la ville, qui embauchait à prix d’argent toutes les non-valeurs de la guerre, qui se fédérait, affichait et pérorait, l’insurrection crut bien avoir enrôlé les marins à son service et avoir trouvé en eux des auxiliaires qui eussent été redoutables. Elle se trompait, et sa déconvenue fut complète. Lorsque la révolte se fut dévoilée, lorsqu’elle fut entrée en lutte contre la civilisation, le droit et la patrie, elle fit un énergique appel aux marins, elle leur promit des grades, une haute paie et tous les galons qu’elle avait inventés : ce fut peine perdue ; sans effort et naturellement, comme de braves gens qu’ils sont, ils allèrent où le devoir les attendait, et la commune rencontra parmi ses plus héroïques adversaires ceux là mêmes qu’elle avait espéré pervertir. Les exceptions furent très rares ; nous en citerons le nombre, qui est à l’honneur de la marine. On peut dire d’elle, avec sécurité, qu’elle fut réfractaire à toutes les insanités