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sans enfans. C’est à partir du jour où il est bien constaté que leurs espérances sont absolument déçues que le ciel des deux époux commence à se brouiller. Sans que l’un des deux rejette directement sur l’autre la responsabilité de cette infécondité mortifiante, ils se sentent intimement froissés, et il s’opère dans leurs habitudes communes une transformation que l’auteur indique sans la motiver suffisamment. « L’amitié, dit le comte, délia nos bras ; mais nos cœurs restèrent unis, et nous prîmes ainsi l’habitude de ce tendre célibat à deux dont je souffrais, dont elle ne parut pas souffrir… »

Ici la situation devient assez scabreuse, et elle demanderait, pour être acceptée sans paraître choquante, à être analysée à la fois avec précision et délicatesse. Sans nous fourvoyer dans de longs détails, disons que ce nouveau modus vivendi adopté par les deux époux, loin de ramener le calme dans le ménage, creuse chaque jour un plus large fossé entre le comte et sa femme. Hélène est prise d’une langueur inexplicable, entrecoupée de caprices d’activité et de dissipation. Elle a des ennuis profonds, des curiosités étranges, des exigences irritantes ; bref elle entre dans cette phase dangereuse de la vie conjugale que M. Octave Feuillet a surnommée la crise, et à l’extrémité de laquelle apparaît l’inévitable amoureux, destiné à détendre, la situation, à la façon dont l’orage rassérène l’atmosphère trop chargée d’électricité.

Certes ce point de départ du roman de M. Ulbach est loin de manquer d’intérêt. La situation morale de deux époux unis par de nombreuses sympathies de cœur et d’esprit, et finissant cependant par devenir étrangers l’un à l’autre à la suite de secrets et obscurs froissemens, était curieuse à étudier et devait tenter un romancier. Mais pour faire cette étude, il fallait une profondeur d’observation, une légèreté de main et une habileté d’artiste qu’on ne trouve pas souvent réunies dans un même écrivain. De plus, il était nécessaire de nous présenter la comtesse d’Essoyes, moins comme une femme malade que comme une âme blessée. C’est là en effet un des écueils du roman physiologique contemporain : si les héros n’agissent que sous l’influence fatale d’une affection des nerfs et du cerveau, ils nous intéressent médiocrement. Pour que nous nous attachions à leurs passions et à leurs fautes, il faut que nous sentions chez eux l’énergie de la pensée, le libre exercice des facultés. Du moment où vous les réduisez à l’état de créatures hystériques ou maniaques, ils ne relèvent plus du moraliste, mais du médecin aliéniste, et ils perdent la majeure partie de leur valeur en perdant la responsabilité.

Le défaut d’équilibre moral est précisément ce qui enlève au personnage de la comtesse d’Essoyes, non-seulement tout son charme, mais presque tout son intérêt. L’auteur, après nous l’avoir dépeinte comme une femme du monde aux goûts raffinés, à l’esprit cultivé, à l’âme fière, nous la montre succombant à la première attaque d’un