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Les juristes ne veulent pas qu’on leur enseigne l’économie politique, et cependant sans l’économie politique on ne pénètre pas au fond du droit, pas plus que sans le droit on ne pénètre au fond de l’économie politique. Les meilleurs juristes seront ceux qui seront en même temps économistes, et les meilleurs économistes ceux qui seront aussi juristes. De part et d’autre, on l’a méconnu, et voilà pourquoi d’un côté comme de l’autre on est souvent superficiel. L’ancienne école économique n’a guère porté son attention sur les questions de droit. Elle se figurait l’homme agissant dans sa pleine liberté, suivant des lois économiques nécessaires et partout les mêmes. Dans ce domaine abstrait, on n’avait pas à s’occuper des institutions civiles et des lois établies. Tout ce que l’on réclamait, c’était la suppression complète de l’intervention de l’état, et par là on entendait seulement l’abolition de certaines entraves mises à la liberté individuelle, comme les douanes, les jurandes, les lois contre l’usure. On oubliait complètement que l’état intervient aussi en imposant certaines formes de propriété et d’héritage, en un mot tout un code civil, et que par conséquent réclamer la non-intervention absolue de l’état, c’était demander le retour à la sauvagerie. On se figurait que les prétendues lois naturelles de l’économie politique se retrouvaient les mêmes chez toutes les nations et dans tous les pays. « L’économie politique, disait récemment l’ancien chancelier de l’échiquier, M. Lowe, n’appartient en particulier à aucun peuple. Elle est fondée sur les attributs de la nature humaine, et aucun pouvoir ne peut la changer. » Ce sont là de pures abstractions. Sans doute le législateur ne peut changer ni le corps ni les facultés de l’homme ; il ne parviendra ni à lui donner quatre bras ni à lui enlever l’amour de soi. Mais il peut lui apprendre à régler son égoïsme en lui inspirant des sentimens de justice, de charité et d’obéissance. En outre si, comme à Athènes ou à Rome, il tient en esclavage les trois quarts de la population, les lois économiques auront un tout autre effet que là où règne la liberté, et la répartition des biens dans un pays à majorât sera très différente de celle qui se fera sous le régime du partage égal.

Dans toutes les sociétés, sauf peut-être au temps de la barbarie primitive, la liberté de l’homme se déploie dans le cadre imposé des institutions juridiques et des règlemens de l’état. Quand on ne veut pas se contenter de théories abstraites et vagues, c’est l’influence de ces lois et de ces institutions qu’il faut examiner d’abord. Elles ne sont pas les mêmes dans les différens pays et aux différentes époques, et elles modifient profondément le système de production et surtout de répartition de la richesse. Ainsi sir Henry Maine nous fait connaître que dans l’intérieur de l’Inde la fameuse loi de l’offre et de la demande ne trouve presque pas d’application,