Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/790

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point simplement l’expression abstraite de la volonté générale ? ne serait-elle point seulement l’accord, la commune direction, la mutuelle garantie de toutes les volontés particulières ? Voilà la conception profonde par laquelle l’école de Rousseau ramène le droit à la volonté se respectant et s’affirmant elle-même. Un disciple de Jean-Jacques, Mirabeau, restera fidèle à son maître en définissant le droit « l’inviolabilité de la liberté » et en ajoutant que « le droit est le souverain du monde.. » Quant aux conséquences morales et métaphysiques de cette doctrine, Hegel les a résumées en disant : « Rousseau proclama.la : volonté l’essence de l’homme ; ce principe est la transition à la philosophie de Kant, dont il est le fondement. »

En faisant reposer désormais l’avenir du monde sur la liberté humaine, les philosophes français se trouvèrent logiquement amenés à considérer celle-ci comme un principe de perfectibilité sans limites. Ce caractère d’infinité que Descartes plaçait dans la volonté de l’homme et qu’il se représentait surtout comme un attribut métaphysique, le XVIIIe siècle en fit pour ainsi dire un attribut historique en le concevant comme une infinité de développement et de progrès, comme une infinité répandue à travers l’espace et le temps. Le principe de là, « perfectibilité indéfinie, » déjà en germe dans Descartes et Pascal, nettement : formulé par Turgot et Condorcet, devait renouveler non pas. seulement la philosophie de l’histoire, mais encore celle du droit. Le règne de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, renvoyé par le christianisme à un autre monde et attendu, de Dieu seul, le XVIIIe siècle l’espérait pour ce monde même et le. demandait à l’homme : le ciel descendait sur la terre comme un idéal qu’on ne peut sans doute atteindre, mais dont on peut et dont, on doit toujours se rapprocher.

Enfin la théorie du progrès moral et scientifique ne pouvait manquer d’entraîner à sa suites comme conséquence sociale, la conception du progrès économique et politique. Ramenez l’idée de liberté des hauteurs de la métaphysique abstraite sur le domaine de la réalité positive, elle y prendra une forme nouvelle et un nom nouveau : elle s’appellera la propriété. Toute question de droit pur finit par devenir une question de propriété. Or c’est encore en France que se développa l’économie politique : la meilleure répartition des droits entre tous appelait la meilleure répartition des richesses ; c’était le même problème traduit de l’ordre moral dans l’ordre matériel. Il importe ici de remarquer un fait, souvent oublié ou méconnu, c’est que l’idée de la propriété et celle du droit marchèrent toujours ensemble, aussi vagues l’une que l’autre dans le christianisme, toutes deux précises dans la philosophie du XVIIIe siècle, comme si elles étaient seulement deux aspects d’une même idée.