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difficile : en fait de religion positive, il croit tout ou rien. Il n’abjurera donc pas le catholicisme pour se faire protestant, comme quelques philosophes l’y invitent de nos jours[1] : il ne rejettera pas l’eucharistie pour admettre encore la divinité de Jésus ; il ne prétendra pas non plus qu’il est chrétien quand il est philosophe. Si un Voltaire s’efforce de renverser l’autel, il n’essaiera point de faire croire, comme les exégètes allemands, qu’il veut le relever. Au-delà du Rhin, ce sont les professeurs de théologie qui sapent la théologie, en continuant de l’enseigner pieusement dans leurs chaires officielles. M. Cousin possédait une curieuse médaille frappée à Berlin en l’honneur de Hegel, et que ce dernier lui avait donnée avec orgueil : sur le revers, Hegel est représenté en philosophe antique, écrivant sous la dictée d’un ange, qui lui-même s’appuie sur la religion tenant entre ses bras la croix de Jésus-Christ. Au fait, tous les grands philosophes allemands furent grands théologiens. De ce côté-ci du Rhin, au contraire, nous sommes faibles, très faibles même en théologie, étrangers aux doctes et subtils arcanes de la dogmatique, de la canonique, de l’exégétique. Les méchantes langues prétendent qu’un simple privat-docent d’Allemagne ou le moindre professeur d’Angleterre en sait plus sur ce point que toutes nos facultés de théologie ; et cette critique qu’on nous fait, la plupart des Français l’accepteront comme un compliment. C’est que chez nous l’incrédulité théologique n’est point, comme les systèmes allemands, à double et à triple fond. On est franc avec soi-même et avec les autres ; Voltaire, comme Boileau et Molière, appelle un chat un chat et un hypocrite un hypocrite, sans détour, sans paraboles, sans hyperboles et sans symboles. C’est là une marque de liberté et de logique tout à la fois : celui qui cherche des faux-fuyans et s’enveloppe de voiles n’est pas absolument indépendant, même quand il prétend faire acte d’indépendance ; il n’est pas non plus logique, car il admet un principe en prétendant repousser la conséquence nécessaire. Aussi la France est-elle la vraie patrie des « libres penseurs ; » ce mot, qui exprime si bien l’indépendance de la pensée, est français, la chose l’est aussi. Et il ne s’agit pas seulement des penseurs de profession, des philosophes et savans, ou des gens de haute culture intellectuelle ; il s’agit de la foule, du peuple proprement dit, des ouvriers et même des paysans. En Allemagne, surtout dans cette Prusse « soldatesque et bigote, » en Angleterre, aux États-Unis, le peuple n’éprouve aucun besoin de changer de religion ou de rejeter toute religion ; il continue de lire sa Bible, d’observer le dimanche, de chanter des cantiques, sans jamais poser à sa

  1. Par exemple M. Renouvier.