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l’équilibre d’une âme dont la puissante faculté d’aimer avait besoin d’être contenue et dirigée dans la règle. Rien ne fut épargné, on va le voir, pour augmenter ce désordre, et, non moins imprudente dans son ressentiment que sa belle-fille était inconsidérée dans sa tendresse, Mme Dupin de Francueil jeta le trouble à pleines mains dans le cœur agité et profond de celle qu’elle avait voulu conserver sous sa garde.

Aurore Dupin resta jusqu’à l’âge de treize ans sous l’autorité absolue de sa grand’mère, dont la surveillance était plus affectueuse que vigilante, livrée à deux femmes de chambre dont l’une la rouait de coups et l’autre l’environnait d’espionnage, abandonnée pour son éducation intellectuelle à une sorte de cuistre d’ancien régime qui lui jetait des dictionnaires à la tête, et, au milieu de toutes ces tyrannies apparentes, croissant en liberté comme un sauvageon en pleine terre et poussant de tous côtés les jets de sa vigoureuse nature. Enfant rêveuse et taciturne, douée d’une indomptable vigueur, violente et contenue, passionnée et silencieuse, elle vécut dès l’enfance d’une double vie de mouvement et de rêverie, au sein de laquelle se développa librement la faculté qu’on peut à coup sûr appeler sans paradoxe la faculté maîtresse de son esprit : l’imagination. Alors que ses premiers jeux étaient encore contenus dans les étroites et bourgeoises chambrettes de l’appartement de la rue Grange-Batelière, sa mère n’avait trouvé qu’un moyen de la réduire au calme et au silence : c’était de l’enfermer dans la fragile enceinte d’un cercle de chaises, avec un tabouret au milieu pour s’asseoir. Au lieu de se débattre dans cette prison imaginaire, l’enfant s’apaisait immédiatement, et, tout en paraissant absorbée dans l’occupation de dégarnir avec ses ongles les chaises en paille, elle racontait à demi-voix d’interminables histoires où elle plaçait tous ces incidens merveilleux dont la tête des enfans est toujours pleine, et au terme desquelles elle n’arrivait jamais : « Eh bien ! Aurore, lui disait-on, est-ce que ton prince n’est pas encore sorti de sa forêt ? ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d’or ? — Laissez-la tranquille, disait brusquement sa mère ; je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans, entre quatre chaises. »

Quels alimens n’allaient pas fournir au travail de cette imagination précoce les aspects d’un pays poétique et nouveau, les bords sauvages de la Vallée-Noire, et les lointains bleuâtres de la Brande ! « Tout ce qui nous frappe à l’entrée de la vie, disait en termes exquis M. Doudan, demeure comme le trésor de l’imagination ; chacun sent que c’est au fond des années oubliées qu’il revient instinctivement pour chercher les nuances et les images qui lui servent à traduire les impressions présentes. Dès l’âge le plus