Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/741

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la dignité. Aussi suppliait-elle sa mère avec larmes de ne pas la donner à sa bonne maman pour de l’argent, et ses prières furent si instantes que Mme Maurice Dupin conçut le projet de reprendre pour vivre son ancienne profession de modiste, et de se venger de sa belle-mère en inscrivant sur l’enseigne de sa boutique en lettres d’un pied de haut : Madame veuve Dupin, marchande de modes. Mais la réflexion ne tarda pas à lui faire abandonner ce dessein, et elle prit son parti de quitter Nohant en essayant, sans y parvenir, de cacher son départ à sa fille. « Lorsque la voiture roula dans la cour, lorsque j’entendis les pas de ma mère dans le corridor, je n’y pus tenir ; je m’élançai pieds nus sur le carreau, je me précipitai dans ses bras, et, perdant la tête, je la suppliai de m’emmener. Elle me reprocha de lui faire du mal lorsqu’elle souffrait déjà tant de me quitter. Je me soumis, je retournai à mon lit ; mais, lorsque j’entendis le dernier roulement de la voiture qui l’emportait, je ne pus retenir des cris de désespoir, et Rose elle-même (c’était la femme de chambre de sa grand’mère), malgré la sévérité dont elle commençait à s’armer ne put retenir ses larmes en me retrouvant dans cet état pitoyable, trop violent pour mon âge et qui aurait dû me rendre folle, si Dieu, me destinant à souffrir, ne m’eût douée d’une force physique extraordinaire. » Le lendemain, lorsqu’elle pénétra dans la chambre de sa mère, une servante était en train d’enlever les draps, de relever les matelas et de fermer les persiennes. « Assise dans un coin, je la regardais faire, j’étais comme hébétée. Il me semblait que ma mère était morte et qu’on rendait au silence et à l’obscurité cette chambre où elle ne rentrerait plus. »

Je ne crois pas qu’il faille, pour bien comprendre la vie d’Aurore Dupin, remonter moins loin que ce premier déchirement. C’est un grand malheur lorsque l’âme débile d’un enfant a été accablée sous le fardeau de quelqu’une de ces épreuves qui sont le lot inséparable de notre humanité. C’est un plus grand malheur encore, lorsque cette épreuve est de celles qu’une affection plus vigilante et plus dévouée aurait pu leur éviter. Victor Hugo l’a dit en vers charmans :

La douleur est un fruit ; Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encore pour le porter.


Mais lorsque les hommes ont par leur égoïsme ou leur imprudence hâté l’éclosion de ce fruit amer, quoi d’étonnant si la branche a plié et si elle ne recouvre jamais la droiture et la vigueur de sa première poussée ! Ce conflit prématuré entre deux affections et deux devoirs, ce mélange pénible des questions de cœur aux questions d’argent ont commencé de bonne heure à déranger