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désagréable à personne, pas même à la France. Sur le premier point, il a trouvé un contradicteur éloquent dans M. Gladstone, mieux inspiré cette fois que dans les lettres qu’il écrit à ses amis russes et que publie la Gazette de Moscou. M. Dicey, partant du principe que pour être maître du canal de Suez il faut posséder le Delta, avait avancé que la Porte serait charmée de vendre au gouvernement britannique ses droits de souveraineté, qu’au surplus l’occupation serait aisée et peu coûteuse, que pour en garantir la durée, il suffirait de construire quelques forts, de faire stationner un vaisseau cuirassé à Port-Saïd, de loger une garnison à Alexandrie et d’y installer un résident, ou d’imposer au khédive un administrateur choisi par les Anglais et qui ne pourrait être révoqué sans leur agrément. M. Gladstone l’a réfuté en lui représentant les inévitables entraînemens, les fatales nécessités des conquêtes. L’Égypte est un pays en voie d’agrandissemens, désireux de reculer sans cesse sa frontière au sud. La puissance qui occuperait le Delta se verrait forcée de s’emparer non-seulement de l’Égypte proprement dite, mais des provinces barbares ou même sauvages qu’elle s’est récemment annexées. L’occupation du bassin inférieur du Nil, a dit M. Gladstone, serait un œuf funeste d’où sortirait avant peu un empire africain du nord, lequel embrasserait la Nubie, le Soudan, engloberait le lac Albert et le lac Victoria, et finirait peut-être par aller se rejoindre à Natal et à Cape-Town. La nécessité de s’agrandir sans cesse et de prendre plus qu’on ne peut garder est le châtiment des conquêtes irréfléchies ; c’est par là qu’elles périssent. L’Angleterre porte aujourd’hui toute sa charge, elle a les mains pleines ; si elle les ouvrait pour prendre l’Afrique, peut-être en laisserait-elle tomber l’Asie, et les anti-impérialistes trouveraient leur compte aux rêves que caresse M. Dicey.

Cet ingénieux écrivain parait croire que l’Égypte se donnerait volontiers aux Anglais, que son cœur volerait au-devant des conquérans ; lasse de la verge de fer toujours levée sur elle et des sangsues publiques qu’elle abreuve de son sang, elle saluerait comme un libérateur l’étranger qui se chargera de la défendre contre les injures du sort et contre la tyrannie des percepteurs. M. Dicey est-il sûr de son fait ? Les fellahs lui ont-ils dit leur secret ? C’est un être bien singulier que le fellah égyptien. Ce petit propriétaire, amoureux de son champ, n’a jamais eu à se louer beaucoup des hommes, ni surtout de ses gouvernans, Pharaons, Ptolémées ou khédives ; mais il a trouvé un généreux bienfaiteur qui a toujours pris soin de lui et qui s’appelle le Nil, et il doit à la faveur, du ciel une sorte de gaîté native qui résiste à toutes les fatigues, à toutes les misères, à toutes les oppressions, et lui permet de porter sans fléchir le fardeau de sa vie. « On le croirait aveugle, on le croirait sourd, insouciant du tort qu’on lui fait, de ses maux, de ses souffrances, autant que le bœuf et que l’âne, ses compagnons