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de lui annoncer modestement ses intentions, en lui demandant presque pardon de la liberté grande. C’est qu’il sentait sa faiblesse et la difficulté de sa situation. S’il a pour lui les sympathies avouées de la reine, les clubs aristocratiques, l’armée, la marine, il a contre lui la presse, les meetings, la majorité de la nation, la plus grande partie des classes moyennes, et avec beaucoup de gens qui raisonnent, presque tous ceux qui ne raisonnent pas, tous ceux qui n’ont que des impressions et qui se paient ou se grisent de mots. Un écrivain d’outre-Manche a dit qu’aujourd’hui l’opinion publique en Angleterre, c’est l’opinion du brave bourgeois qui prend l’omnibus. Or le brave bourgeois qui prend l’omnibus non-seulement ne veut pas entrer en campagne pour les Turcs, mais il a une sainte horreur pour les crédits supplémentaires, pour les subsides extraordinaires comme pour toutes les mesures de précaution, et il est difficile de lui faire comprendre qu’une attitude ferme et résolue est souvent le meilleur moyen de se soustraire à un conflit et à la nécessité d’aller sur le terrain. « La constitution anglaise, a dit M. Bagehot, se résume en ceci : la masse du peuple obéit à un certain nombre d’individus, et quand on examine ces individus, on s’aperçoit que s’ils ne sont pas de la dernière classe, cependant ce sont des individus assez lourds et assez grossiers ; ce sont, si elle les passait en revue, les derniers auxquels songerait une très grande nation pour leur accorder une préférence exclusive. » Lord Beaconsfield doit voir souvent dans ses rêves Gulliver garrotté par les Lilliputiens. Rien n’est plus triste pour un esprit fringant, audacieux et superbe que d’être le prisonnier des petites gens, et de tous les geôliers ce sont les petites gens qui gardent le mieux leurs prisonniers.

Lalderman favorisé de la fortune et trop adonné aux plaisirs de la table expie quelquefois son bonheur par de méchans actes de goutte, qui le clouent dans son fauteuil. Les peuples très riches, très heureux, très prospères, sont sujets à une sorte de goutte qui à la vérité ne les fait pas souffrir, mais qui les rend impropres au mouvement, à l’action, et leur inspire un amour immodéré de leur repos, de vives et perpétuelles appréhensions à l’endroit de tout ce qui pourrait le troubler. Le brave bourgeois anglais qui représente l’opinion publique considère sa tranquillité comme le premier de ses intérêts auquel il est prêt à sacrifier tous les autres ; quand un cabinet tory, jaloux du vieil honneur national, vient lui dire qu’il y va de la gloire, peut-être du salut de l’Angleterre de prendre des mesures de précaution, il répond sans balancer que la gloire anglaise est au-dessus de toute atteinte et que le bonheur anglais, étant par la grâce du ciel entouré d’eau de tous les côtés, est à l’abri des entreprises de tous les braconniers et de tous les maraudeurs. — Si mes vœux étaient exaucés, répond-il encore, d’un bout du monde, à l’autre chacun resterait tranquille dans son coin. Ce n’est pas ma faute s’il y a des brouillons enclins à chercher leur bien