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gouvernement, et bientôt le public après lui, furent comme à la piste de tous les faits de guerre grands, moyens et petits, et il ne tint pas à l’armée d’Afrique ou à la presse gouvernementale que les petits ne fussent jugés grands. Dans la forme parabolique, on les comparait aux événemens des grandes guerres du passé, et on finit par croire en France comme en Algérie qu’ils en étaient la glorieuse continuation. Dans la forme hyperbolique, on exaltait les talens et les mérites des personnes, au point de faire en un tour de main de hautes renommées militaires à des officiers qui avaient fait preuve de vigueur dans une difficile et périlleuse défense d’arrière-garde, de vigueur et d’habileté dans la défaite d’un gros rassemblement arabe suivie d’une importante razzia.

On peut juger par un exemple frappant de l’esprit ou plutôt de l’entraînement qui présidait au système : une compagnie[1] d’infanterie disciplinaire occupait un ancien fortin turc tout à coup enveloppé par 10,000 ou 15,000 Arabes en armes. L’isolement de ce petit groupe de soldats, l’incertitude de l’avenir et d’une rescousse, les clameurs sauvages et l’incessante fusillade de l’assaillant leur faisaient assurément une situation très dramatique, très émouvante et bien propre à déprimer leur moral. Ils tiennent ferme pendant quatre jours, ils sont secourus, et cette défense, présentée comme un fait d’armes héroïque sans précédent dans l’histoire des guerres, devient l’objet de l’admiration et de l’enthousiasme universels. Les récompenses leur sont prodiguées, une médaille commémorative consacre le souvenir de leur intrépide conduite, et l’orgueil national éclate. En allant au fond des choses, en comparant notamment les pertes faites par ces braves disciplinaires (trois tués, seize gravement ou légèrement blessés) à la grandeur et à la durée de cette défense en apparence désespérée, on aurait reconnu : qu’à l’abri des murailles du fortin, d’un relief vertical moyen de 5 mètres, ils ne pouvaient être forcés que par voie d’escalade ou par voie de brèche ; que, pour escalader, les assaillans n’avaient pas d’échelles ; que, pour faire brèche, ils n’avaient pas de canons[2]  ; qu’enfin les assaillis, quel que fût l’état de leur moral, ne pouvaient avoir la pensée de se rendre, puisqu’ils savaient tous qu’après une capitulation pas un ne reverrait ses foyers. L’événement ainsi aperçu et jugé

  1. Cent vingt-trois hommes.
  2. Les Arabes avaient amené deux pièces d’un modèle étrange. Ils ne savaient pas les servir. L’une d’elles, surchargée, éclata, tuant ou blessant les gens autour d’elle ; l’autre brisa son affût, qui fut remplacé par un tronc de figuier à branches fourchues. Ne pouvant utiliser cette singulière artillerie, ils tentèrent sur un point l’escalade, à défaut d’échelles, avec quelques perches à crochet. Ils auraient fait des pertes énormes dans cette inconcevable entreprise, si les assiégés n’avaient pas eu à ménager leurs cartouches.