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Nous avons sous les yeux dix chansonnettes choisies parmi celles qui ont obtenu le plus de succès. Dans chacune, il y a une atteinte à la religion ou à l’armée : dans toutes, un outrage à la décence. Celle-ci, intitulée Père Révérend, est le modèle du genre. « C’est une ouvrière qui se confesse et raconte au prêtre une histoire inconvenante, et, à chaque couplet égrillard, le prêtre dit, en guise de refrain : « Je vous absous, mon enfant ! » Celle-là, intitulée les Écriteaux, désigne les gens qui mériteraient d’être voués au mépris public ; c’est-à-dire le gentilhomme « qui se fait appeler monsieur de… » et qui est « flétri, souillé, taché,… » ou le soldat qui « trahit sa patrie, qui vend son drapeau… » D’ailleurs, pour que le public ne s’y trompe pas, une gravure représente un général français chamarré de décorations, à cheval sur un lièvre qui porte un écriteau avec ce mot : Traître.

Les « riches » ont aussi leur compte. On les traite « d’agioteurs de la finance, qui tripotent sur l’or et achètent les deniers des Français pour les revendre aux étrangers. » Naturellement le chansonnier conclut en déclarant qu’ils amènent « la misère du peuple qui devrait leur mettre des menottes au poignet. » Une troisième, intitulée : Pour sûr ce n’est pas moi ? contient un couplet qui dépasse tout cela. L’acteur raconte qu’il va se confesser « à un gros ventru qui se tient de l’autre côté du grillage, » et comme le confesseur lui dît : « Vous avez, je le parie, trompé, menti,… etc., » l’acteur répond avec ce refrain : « C’est peut-être vous ; mais, pour sûr, ce n’est pas moi. » — Toujours une intention malsaine et s’attaquant aux mauvaises passions quelles qu’elles soient.

Et la censure ? dira-t-on. La censure se montre impitoyable. Sur cent chansonnettes qu’on lui présente, elle n’en autorise guère que dix. Mais, comme les ministres changent souvent, souvent aussi ceux qui veulent l’autorisation passent par-dessus la tête des censeurs : si bien que les hommes intelligens, artistes et lettrés, qui acceptent ces fonctions difficiles, voient à chaque instant leurs décisions annulées par une volonté supérieure. M. Victor Hallays-Dabot fait la même observation dans son Histoire de la censure, que nous avons déjà citée :

« La commission d’examen, dit-il, a eu le regret de sentir parfois l’administration supérieure hésitante dans cette lutte contre le flot montant. On ne voyait trop dans chaque affaire qu’un incident particulier ; on ne se rendait pas compte que chacune des autorisations arrachées à force d’obsessions formait l’anneau d’une chaîne sans fin… A l’obscénité d’hier succède fatalement l’obscénité de demain. » Il est vrai aussi que les censeurs reculent quelquefois devant un refus qui donnerait à l’œuvre interdite un intérêt