Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les entourer d’un certain respect, et ne pas mettre une tirade du Cid ou de Britannicus entre deux chansonnettes obscènes. De son côté, l’entrepreneur avait son idée : il voulait faire de l’art, régénérer son public. Pourquoi ne permettrait-on pas à la tragédienne de dire en péplum du Corneille et du Racine ? N’était-ce pas un peu bien ridicule d’entendre le Songe d’Athalie ou les Imprécations de Camille déclamés par une femme en robe décolletée, avec une fleur dans les cheveux et des gants à cinq boutons ? Le raisonnement était habile : le péplum fut autorisé, mais le directeur du café-concert avait ce qu’il voulait : un précédent. Puisqu’on permettait une fois le costume, on devait le permettre deux fois,… et toujours. Grâce au précédent, il obtint gain de cause. La direction des théâtres toléra le costume : le propriétaire du café-concert supprima les vers de Corneille et de Racine, désormais inutiles, et le tour fut joué.

Dès lors tous les établissemens du même genre usèrent de l’avantage. L’acteur qui devait dire une chansonnette de paysan mettait un costume campagnard ; celui qui devait débiter une « chansonnette maritime » s’habillait en matelot, et ainsi de suite. Une ou deux fois, l’administration voulut réclamer ; mais quelques journaux, trompés par l’apparence, plaidèrent non coupable. En proscrivant le costume, que voulait-on empêcher ? Que les cafés-concerts n’en vinssent à jouer une pièce, puis deux et trois pièces de théâtre dans la même soirée. Or, avec ou sans costume, la chansonnette n’en restait pas moins une chansonnette : il n’y avait donc pas de dangers. Par malheur, ceux qui n’ont pas le droit ont la ruse, et il y a longtemps qu’on a dit : Rien n’est plus facile que d’éluder la loi sans en sortir. Les entrepreneurs imaginèrent d’inaugurer des duos : c’était toujours la chansonnette, et rien autre chose ! Seulement avec un peu d’habileté de la part des auteurs et de complaisance du fait des acteurs, ces duos-là devinrent de vraies pièces à deux personnages, les trios et les quatuors des pièces à trois et quatre personnages : si bien qu’aujourd’hui, sans en avoir le droit, les cafés-concerts jouent des opérettes, des vaudevilles et des drames, et font aux théâtres une concurrence formidable.

Quand l’administration de la police impériale en 1870 vit l’état des choses, elle crut que les conséquences seraient peu importantes. Vainement on lui objecta que les scènes d’ordre élevé souffraient de cette concurrence inégale : les cafés-concerts payant un droit des pauvres moins fort que les théâtres, le public pouvant y boire et y fumer, attrait pour une certaine classe de spectateurs, ils jouissaient donc de plus d’avantages que les scènes d’ordre, sans avoir à supporter toutes les charges qui pèsent sur celles-ci. Il fut répondu que, si on ramenait les cafés-concerts au respect de