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théâtre. On le dirait d’après une lettre que M. Guizot écrivait à De Serre la veille de la présentation de l’amendement de M. Courvoisier, et où il disait : « Vous voyez la position : votre loi actuelle peut passer, mais vous savez à quel prix. Voici ce que Royer, qui est hors d’état de sortir ce soir, m’a chargé de vous dire… — Tout peut être perdu ou sauvé demain. » Le fait est que le lendemain, en pleine séance, De Serre paraissait accepter la proposition, et c’est là justement qu’était la péripétie. Cette évolution apparente du garde des sceaux déconcertait la droite, étonnait les autres ministres eux-mêmes, qui désavouaient presque leur collègue. La situation pouvait encore changer de face. Puis tout à coup M. Courvoisier élevait des restrictions : il n’avait pas entendu accorder le double vote aux plus imposés dans leur arrondissement et au collège de département ! Il avouait qu’il y avait eu équivoque, et De Serre, poussé à bout, s’écriait avec impatience : « On s’est mépris, dit-on. La méprise est incroyable ! J’en suis affligé, il n’y a rien de fait ; le gouvernement tient ferme dans la défense du projet de loi soumis à la discussion de la chambre.. » Et la bataille recommençait plus acharnée ; mais déjà la question ne s’agitait plus seulement dans la chambre, elle avait passé dans la rue.

Depuis quelques jours en effet tout s’aggravait étrangement dans Paris. Les rassemblemens n’avaient cessé de s’accroître et de s’animer autour du Palais-Bourbon. Aux démonstrations libérales qui escortaient la chaise à porteurs de M. de Chauvelin, se rendant malade à la chambre, répondaient les démonstrations royalistes. On échangeait les cris, les menaces, les insultes sur le passage des députés, selon leur opinion connue. Les rixes, les conflits n’avaient pas tardé à éclater. L’effervescence bruyante, mais assez inoffensive, des premiers instans était devenue une agitation préméditée, organisée qui gagnait bientôt le centre de la ville et allait même tourbillonner autour des Tuileries. Le gouvernement avait dû déployer l’appareil de la force publique, les moyens de police ; jusqu’à des charges de cavalerie, et il en était résulté des accidens douloureux, du sang versé, des victimes dont l’une était un étudiant, le jeune Lallemand. Les funérailles de ce jeune homme étaient une occasion de trouble habilement exploitée. Tout servait de prétexte à des excitations persistantes, à une sorte d’insurrection qui, sans éclater, s’essayait partout, frémissait sans cesse aux portes de la chambre. Du 1er au 10 juin la situation de Paris avait le caractère le plus critique, et chaque jour, à l’ouverture des séances, les députés venaient porter le bulletin des troubles de la ville, de ce qu’ils appelaient les violences de la soldatesque, les excès de la répression. Le « sensible et véhément » Camille Jordan lui-même remplissait la tribune