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laisser à sa place dans l’histoire un simple bouquet de violettes que d’y mettre une coupe de poison ou le poignard d’une lady Macbeth. Malheureusement les violettes ne parlent pas, étant l’emblème de la discrétion ; mais Laurent de Médicis a cette fois parlé pour elles. Comme dans les sonnets de Pétrarque, dans ceux de Politien et dans les souvenirs de Goethe[1], les violettes jouent un rôle particulier dans les poésies de Laurent le Magnifique ; il avait aperçu la belle jeune fille aux noces de Braccio Martelli, en 1465. Ébloui de tant de charmes, il lui demande le bouquet de violettes qu’elle tient à la main, promettant en récompense de la glorifier par un tournoi. Des troubles de guerre en Romagne, la peste qui survint ensuite et décima la ville, empêchèrent le doux vœu de s’accomplir. Enfin le 7 février 1469 eut lieu le galant tournoi, « en grande pompe et magnificence, » écrit Laurent dans ses tablettes ; modérant un superbe coursier, « don du roi Ferrante, » une écharpe de soie rouge et blanche, brodée de perles, chamarrant sa demi-armure damasquinée, coiffé d’une barrette de velours à aigrette de rubis, son bouclier ocellé de diamans, il n’eut qu’à se montrer pour remporter le prix. de ces amours du brillant paladin et de la belle Lucrezia Donati, voilà tout ce que la chronique et la nouvelle nous racontent. Que faut-il croire et ne point croire ? L’amour qui respire en ces charmans sonnets de Laurent de Médicis est-il sincère, ou n’y doit-on pas voir plutôt une de ces flammes idéales, une de ces passions de pure fantaisie, qui de la poésie des troubadours ont émigré dans la poésie érotique italienne ? — Cette question, je me la suis posée souvent après avoir lu les quatre sonnets de Raphaël. Qui est la femme ? a-t-elle existé ? n’est-ce qu’une ombre disparue comme Béatrice Portinari ou cette Lucrezia Donati, sans laisser d’autre trace que son voile ou son bouquet ? L’énigme tenterait de moins curieux, et rien ne nous empêche de rechercher quelle fut cette prétendue maîtresse de Raphaël, et de traverser un moment à sa poursuite le royaume des ombres et des conjectures, quitte à nous retrouver en plein courant historique’ avec la grande dame qui fait surtout le sujet de cette étude.


I. — LES QUATRE SIBBET DE RAPHAËL.

Au dire de Vasari, Raphaël aima beaucoup les femmes ; peut-être même qu’il les aima trop pour le salut de son existence. Une

  1. Le soir ou le lendemain de sa première rencontre avec Goethe, Bettina le revit chez Wieland, et comme elle faisait la jalouse d’un bouquet de violettes qu’il tenait à la main et qu’elle supposait qu’une femme lui avait donné, il le lui jeta en disant : « Ne peux-tu te contenter que je te les donne ? »