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ses doutes intérieurs. Il se sentait importuné dans les premiers temps de ce qu’il appelait la guerre contre les prêtres, contre les moines. Un jour, à l’époque de l’expédition de Crimée, il venait de passer en revue ce petit corps piémontais qui allait partir sous La Marmora et que le maréchal Bosquet devait bientôt appeler un « bijou d’armée ; » le roi éprouvait une certaine tristesse et il disait à un de ses généraux : « Vous êtes heureux, vous allez faire la guerre en soldat, moi je reste ici à batailler contre des moines ! » Il allait à cette guerre sans entrain, il était d’une famille où il y a eu des saints, et il n’oubliait pas non plus ce genre de passé. Il avait toujours eu avec le pape, même aux momens les plus vifs, des rapports intimes qui n’avaient pas cessé depuis qu’on était à Rome. Victor-Emmanuel avait de l’attachement pour Pie IX, et le saint-père, lui aussi, aimait Victor-Emmanuel. Ces sympathies se sont retrouvées à la dernière heure, elles se sont manifestées par cette paix respectueuse et attendrie qui s’est faite sur un signe du pape autour du grand mort du Quirinal. Sentimens religieux, finesse du politique, intrépidité du soldat, fierté du descendant d’une vieille race, tout cela se confondait dans cette vigoureuse nature d’un prince dont l’originalité est d’avoir été, avec tous ses contrastes de caractère, un roi patriote et libéral.

Depuis qu’il était entré dans cette voie, Victor-Emmanuel n’avait plus jamais dévié. Il avait joué son rôle sans subterfuge, avec la plus sérieuse et la plus loyale résolution. Dévoué à la cause de l’Italie, il avait tout risqué pour elle, il ne s’était plus arrêté, et s’il avait agrandi, illustré sa maison, c’est en donnant la vie à un peuple. Chef couronné d’une nation libre gouvernée par les lois parlementaires, il s’était conformé sans hésitation à ces lois. Il ne s’en était écarté qu’une seule fois au début du règne en faisant coup sur coup deux appels au pays pour avoir un parlement résigné à une paix nécessaire, — et par cet acte généreux il avait sauvé le régime constitutionnel lui-même. Hors de là, il s’était borné à suivre scrupuleusement les traditions parlementaires en remettant le pouvoir aux majorités. Ce n’est pas qu’il ne pût être Un modérateur utile ; il l’a été plus d’une fois, et il aurait pu l’être bien plus souvent encore, s’il l’avait voulu, avec l’ascendant qu’il avait conquis ; mais il mettait sa loyauté et son honneur à ne pas déplacer les rôles, à suivre l’opinion, à rester, en un mot, toujours d’accord avec le pays. Il a fait ainsi de la monarchie constitutionnelle le point de ralliement de tous les partis, la sérieuse et durable garantie de l’œuvre nationale qui a rempli son règne. C’est ce qui explique la confiance qu’il inspirait, l’immense popularité dont son nom reste environné, et cette émotion religieuse, profonde, qui a éclaté au-delà des Alpes devant ce grand cercueil.

Et maintenant, cette mort, qui est assurément un malheur pour tous,