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Mais le roman ? demanderont les lecteurs qui aiment, dans une œuvre d’imagination, à s’intéresser à la fable proprement dite, aux péripéties de l’intrigue et aux surprises du dénoûment ; dans tout cela, où est le roman ? Hélas ! il faut bien le reconnaître, dans le Nabab, la fiction est comptée pour peu de chose. Le livre est composé d’une collection de tableaux qui se suivent sans qu’une nécessité logique les relie l’un à l’autre. Dans chacun des chapitres, il y a une scène ou une étude pour laquelle ce chapitre a l’air d’avoir été uniquement fait, et le tableau est si minutieusement peint, l’étude est tellement poussée, qu’on arrive à éprouver une impression, je ne dirai pas de fatigue, mais d’éblouissement. Avant de continuer, on ressent le besoin de se reposer les yeux. A chaque nouvelle division du livre, nouvel émerveillement dû à des scènes, à des personnages n’ayant qu’un rapport assez lointain avec les situations, les acteurs que l’on quitte et auxquels on s’intéressait. Une femme d’esprit, grande admiratrice du talent d’Alphonse Daudet, et qui n’avait pas trouvé dans le Nabab un attrait aussi vif que dans Fromont jeune et Risler aîné, se plaignait devant moi de ce défaut d’unité. — « Au début de l’œuvre, disait-elle, on s’attend à vivre avec les personnages pendant tout le volume, tant ils sont peints avec un art et des détails achevés ; point du tout, l’auteur vous en sépare brusquement, et si on les retrouve de nouveau, ils sont devenus tellement inutiles que l’on se demande pourquoi ils reparaissent. » — La critique est excessive, mais elle explique néanmoins, tout en l’exagérant, le sentiment de déception que produit le décousu de la fable. Il n’y a pas dans le Nabab un maître personnage formant le pivot de l’action, et auquel viennent se rattacher des caractères fortement enchaînés les uns aux autres. Le choc de ces caractères n’engendre pas une suite de situations naissant nécessairement les unes des autres et aboutissant à un dénoûment logique. Aussi à travers l’œuvre on ne sent pas circuler ce souffle passionné, ce courant d’intérêt puissant qui.s’empare du lecteur et ne l’abandonne qu’à la dernière page.

J’insiste sur ce reproche, d’abord parce que M. Alphonse Daudet est un romancier de grand talent, et parce que sa supériorité doit lui donner la force d’entendre la vérité ; j’y insiste encore pour une raison plus générale. Le défaut que je viens de signaler n’est point particulier à l’auteur du Nabab ; au contraire, grâce au tempérament d’artiste de M. Daudet, cette imperfection n’existe chez lui qu’à l’état d’exception, et le roman de Fromont jeune démontre victorieusement que cet écrivain sait, quand il le veut, construire solidement une charpente romanesque ; mais il y a en ce moment toute une nouvelle école qui, sous le prétexte d’élargir le roman moderne, s’abstient volontiers de s’asservir aux lois les plus essentielles de la composition, et qui donne le nom de romans à des séries de morceaux analytiques ou descriptifs,