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le bon, et cette manière est de beaucoup préférable à l’imitation des procédés exotiques.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, Alphonse Daudet n’est pas seulement un peintre et un poète, c’est aussi un observateur. Les caractères de ses personnages sont étudiés et fouillés avec autant de soin que ses descriptions. Bernard Jansoulet, le nabab, est le héros qu’il a peint avec le plus de tendresse. On dirait qu’il a voulu réhabiliter et faire aimer le personnage historique qui lui a servi de modèle, et il faut convenir qu’il y a presque toujours réussi. Il est sympathique, ce brave nabab, avec son encolure de portefaix, son nez court, son front bas, ses cheveux crépus, ses yeux « de chapard embusqué ; » ce parvenu à la fois grossier et bon, naïf et rusé, violent et tendre ; ce mercanti, « qui a fait de la misère et de la vraie, » qui a essayé de tous les commerces et qui a amassé des millions à tas en tondant de très près les monarques barbaresques. On l’aime, lorsque, près de sa vieille mère, la paysanne de Saint-Romans, il se jette par terre, pose sa tête crépue sur les genoux de la bonne femme et lui parle des petits Jansoulet, ou lorsque, s’approchant du lit de son frère idiot et le baisant doucement au front, il lui dit avec respect, comme on parle au chef de la famille ; « Bonjour, l’aîné ! » Il est bien humain, bien nature, quand, apprenant l’agonie du duc de Mora, il ne songe qu’à son élection menacée, ne trouve ni apitoiemens ni grimages, et lance ce cri d’égoïsme féroce : « Je suis perdu ! .. » Il est excellent encore, lorsqu’après son invalidation il revient dans son coupé avec sa vieille mère, et, à bout de forces, pose sa tête sur l’épaule de la paysanne, laisse ruisseler ses larmes et retrouve « le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand il était tout petit : mama ! .. mama ! .. » Mais là où on ne le comprend plus, là où la vérité disparaît, c’est quand il se laisse duper et voler par les chevaliers d’industrie qui le fourvoient dans l’entreprise de la Caisse territoriale. L’Œuvre de Bethléem, passe encore, mais si le nabab s’est sérieusement et uniquement enrichi par d’heureuses opérations commerciales, il lui a fallu, pour entasser des millions, une habitude des affaires, une pratique des hommes et une pénétration qui ne peuvent vraisemblablement lui faire défaut dès qu’il met le pied sur l’asphalte parisien. Il est impardonnable de n’avoir pas, dès le début, jugé à leur valeur les Paganetti, les Bois-Landry et autres financiers véreux de la Territoriale ; il est plus impardonnable encore de mettre ses millions et son honneur dans une affaire qui n’est qu’une escroquerie en grand. En agissant avec cette légèreté, il montre ou une absence de sens moral ou une niaiserie qui ne répond pas au portrait tracé tout d’abord par l’auteur, et qui, en tout cas, diminue singulièrement l’intérêt.

Monpavon et Jenkins sont plus complètement vrais. Monpavon, ce