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de la pensée ; il n’a pas réussi à faire entrer ses principes dans le monde des faits. C’est un vrai fils du XVIIIe siècle, tout nourri du lait de l’humaine tendresse. Patriote, il n’a pas fait de sa patrie l’idole à laquelle tout doit être immolé ; il n’a voulu sa grandeur que par la justice et la liberté ; et il préférait la voir amoindrie que triomphant au prix de cette constitution qui est son honneur et sa défense ! Anglais, il n’est pas l’esclave des passions mercantiles de son pays ; il est partisan de la liberté des mers et du respect des neutres ; il défend et propage les principes du libre échange. Libéral convaincu, il réclame la liberté pour les autres et combat toutes les législations oppressives qui poursuivent des opinions et condamnent des citoyens pour crime de dissidence théologique à une infériorité inique. Il gémit des préjugés qui séparent l’Angleterre de la France et il cherche à rapprocher ces deux pays qui se battent sans se connaître. Comme tous les hommes d’avant-garde, il a eu le tort de paraître cinquante ans trop tôt et de compter sur le rayonnement de la vérité, sans s’inquiéter de lui mettre au front une cocarde de parti pour lui prêter une lumière plus chaude, plus prestigieuse. Sa destinée fait songer à celle de notre grand et doux Turgot, qui ne s’assura pas plus que lui la connivence des amours-propres et la protection des partis. Mais si la gloire du succès ne couronne pas son nom, il reste debout au milieu d’une génération d’hommes politiques peu scrupuleux et voués à toutes les pratiques de la corruption, comme un homme d’honneur, étranger aux intrigues qui avilissent ; et sur sa tombe, qu’aucune inscription de mauvais goût ne profane, on pourrait graver ces mots de Bentham qui suffisent à sa renommée : « Ce fut le seul ministre de son temps qui n’eut pas peur du peuple. »


ERNEST FONTANES.