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connaissait si peu la nature humaine qu’il ne soupçonnait pas combien il est absurde pour un homme possédé d’une ambition si intense d’affecter de n’en pas avoir. C’était un pédant en scélératesse plutôt qu’un politique qui s’accommode à son temps. Catilina et Borgia étaient ses modèles à une époque où la moitié de leur perversité aurait suffi à ses projets. Il était résolu à devenir premier ministre par tous les moyens ; mais il oublia que dans un pays où les partis sont aux prises, le caractère est une condition nécessaire pour obtenir ou garder le pouvoir. Pour combattre la haine, les soupçons, ou tout au moins l’indifférence, il n’avait d’autres moyens que de se recommander au roi par une flatterie sans bornes, par la servilité, et il se persuadait que la faveur de la couronne le soutiendrait contre toutes les impressions malveillantes. »

Voici le pendant : « Le maître de Bowood est un des hommes les plus charmans que Dieu ait jamais créés ; il ne paraît occupé qu’à faire le bonheur de ceux qui l’entourent, ses serviteurs compris, et sur leur physionomie on peut lire le succès de ses efforts. En sa présence ils sont aussi gais que respectueux et empressés, et pour un pauvre diable comme moi ils sont aussi attentifs que si j’étais un lord. Je ne l’ai jamais vu prendre feu que sur la politique, et quoique je le combatte, souvent il supporte mon opposition de la meilleure grâce du monde. Il y a une forte dose d’équivoque, naturelle ou affectée, dans le caractère général de sa conversation, quand il parle des partis politiques. Je crois plutôt que c’est sincère, car je retrouve ce même caractère à propos de questions de toute autre nature. Il se plaisait souvent à me dire : Dites-moi ce qui est droit et convenable, ce qu’un honnête homme ferait dans cette circonstance. Il y avait en lui une certaine sauvagerie, et à propos de rien il était saisi de soupçons sans fondement. Il parlait par accès, par boutade. Il paraissait tourmenté par l’ambition et le désir de briller. Il n’avait pas de netteté d’esprit ; il avait reçu la plus détestable éducation. Son père et sa mère étaient des folâtres dont il ne pouvait rappeler sans horreur la conduite à son égard. Sans orgueil nobiliaire, désireux de monter, il voulait arriver par le peuple. Il avait vraiment les sentimens d’un radical. Il ne s’accordait pas avec l’aristocratie Whig, qui ne lui rendait pas justice ; aussi avait-il en horreur l’esprit de clan, de coterie. Cependant ces sentimens ne se trahissaient pas dans la conversation, quoiqu’on parlât de lui dans, les termes les plus amers. »

On ne peut pas se séparer de Shelburne sans une certaine mélancolie. Il ne quitte pas la scène dans le rayon doré de la victoire ; on ne peut méconnaître qu’il a subi l’échec le plus dur à un homme d’action qui n’a pas vécu dans les régions sereines de l’étude et