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profit d’un ministre populaire porté par la faveur de l’opinion. Tel sera le cas pour Pitt ; mais Shelburne ne pouvait pas compter sur un pareil mouvement d’opinion. Le sentiment publie était las de ces discussions prolongées entre la couronne et les grandes familles whigs, dont le caractère et la portée lui échappaient souvent, et quoique Shelburne eût essayé de constituer une administration qui ne fût l’esclave ni du roi ni des whigs, il avait été trop mêlé à ces luttes ; on soupirait, après une ère nouvelle et naturellement on désirait un homme nouveau. De plus, la paix qu’il venait de conclure blessait l’orgueil britannique : il fallait un bouc émissaire. Shelburne le fut. Le roi, qui était très habile à s’insinuer dans l’intimité de ses ministres pour leur arracher des confidences, ne manquait jamais l’occasion d’envenimer les débats en rapportant les jugemens des uns sur les autres, et de renverser un ministère qui n’était pas à son entière dévotion. Contre toutes ces influences réunies, Shelburne devait succomber. L’opposition ne réussit pas cependant à réunir dans la chambre des communes la majorité ; mais le nombre des abstentions fut considérable et laissa le ministère en minorité. Shelburne se retira, et le roi n’eut pas le bénéfice de sa perfidie ; il fut forcé de passer sous le joug, et de subir un ministère de coalition dont le duc de Portland fut le leader.

C’est l’honneur de Shelburne d’avoir conçu et signalé toutes les grandes mesures qui ont illustré son successeur, le second Pitt. Le droit rendu à l’Irlande de trafiquer avec l’Amérique et l’Afrique, le contrôle à exercer sur la compagnie des Indes, le traité de commerce avec la France, toutes ces questions avaient été étudiées et préparées sous l’administration de Shelburne, et, sans vouloir diminuer la gloire de Pitt, on ne peut sans injustice refuser à Shelburne le mérite d’avoir été son précurseur. Malgré toutes les clameurs des partis coalisés au moment de sa chute, la postérité a ratifié le jugement de l’historien des États-Unis. « Le mérite d’avoir mis un terme à une lutte meurtrière entre des hommes d’une même parenté et d’un même langage, de l’avoir fait en se mettant au-dessus des préjugés, d’y avoir employé la modération, d’avoir agi par un désir sincère de la réconciliation, d’avoir cédé franchement à l’Amérique la jouissance de ses avantages naturels, enfin d’avoir poursuivi avec habileté un plan bien conçu à l’effet de gagner par la liberté des transactions commerciales une magnifique compensation pour la perte du monopole et l’abandon de la souveraineté, ce mérite appartient à lord Shelburne, au-dessus des autres hommes d’état que la Grande-Bretagne possédait alors[1]. » Un des collègues de Pitt

  1. Bancroft, Histoire des États-Unis, traduite par M. de Circourt, t, II, p. 247.