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elles atteignent d’autant plus sûrement ceux qu’elles visent ou du moins qui ne peuvent pas ne point se les appliquer. Lorsque, le lendemain du coup d’état, M. Mignet, faisant le portrait de Jouffroy, flétrissait ces temps « où l’humanité énervée n’aspire qu’à se reposer et à jouir, où, pour avoir voulu des droits excessifs, on abandonne les droits nécessaires, où la philosophie et la liberté sont comme tombées en disgrâce[1], » il y eut des cris de colère ; mais l’écho de ces cris s’est éteint depuis longtemps, et la protestation courageuse demeure. C’est qu’elle est contenue dans une œuvre achevée, dont le style assurera la durée. C’est qu’elle émane d’un écrivain qui a plus que personne la faculté précieuse de concentration, le don si rare de ramener toutes choses à quelques lignes essentielles, sculpturales et par cela même à jamais indestructibles.

Commencée il y a quarante-deux ans et continuée dans le même esprit et avec le même talent supérieur, cette magnifique galerie s’enrichit à de trop longs intervalles d’un portrait nouveau. « C’est la destinée des vieillards, a dit M. Guizot, de survivre à leurs amis. » M. Mignet subit cette destinée. Il a vu déjà se succéder plusieurs générations de confrères parmi lesquels étaient des amis bien chers. Plus d’une fois le discours, qui lui était prescrit comme un devoir académique, devenait en même temps une dette de son cœur, et il était aidé dans l’accomplissement de sa tâche par l’amitié autant que par l’admiration. C’est ainsi qu’il a eu, il y a quelques années, l’obligation à la fois triste et douce d’écrire le portrait de Cousin, à côté duquel, près d’un demi-siècle, il avait vécu dans l’intimité d’une tendre affection. Bientôt sans doute M. Mignet s’acquittera d’un devoir plus glorieux encore, mais aussi douloureux pour son cœur, en retraçant la vie si vaste, si remplie, de cet homme extraordinaire dont l’intelligence, apte à tout, était de celles qui apparaissent de loin en loin pour éclairer le monde, et dont la mort n’a pas été seulement un deuil national, un deuil européen, mais aussi un deuil universel, car elle a apporté un préjudice à l’esprit humain tout entier. Nous souhaitons à plus d’un titre que le nombre de ces statues coulées en bronze aille longtemps encore en augmentant. Nous le souhaitons pour nos petits-neveux, qui ne pourront pas trouver de guide plus sûr, plus consciencieux quand ils chercheront à connaître notre époque. Nous le souhaitons pour notre pays, car jamais il n’a eu un tel besoin de puiser, dans de grands exemples, des forces nouvelles et d’entendre avec profit la voix si respectée d’un tel patriote, d’un tel libéral qui, comme son illustre ami, serait digne d’avoir pour devise patriam dilexit,

  1. Notices et portraits, t. III, p. 2.