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craignez pas qu’il prenne la fuite ni qu’il conspire avec l’étranger ; il s’acquittera de tous ses devoirs avec la plus parfaite exactitude. Il tiendra son rang dans les cérémonies, siégera convenablement sur son trône, et même, au moyen de certains ressorts, prendra des mains du président de l’assemblée la liste des ministres que désignera la majorité. Mon roi, ajoutait le pamphlétaire, ne serait pas dangereux pour la liberté du pays, et cependant, en le réparant avec soin, il serait éternel, ce qui est encore plus beau que d’être héréditaire. On pourrait même le déclarer inviolable, sans injustice, et infaillible, sans absurdité. — Tel était le programme du jeune mécanicien. Rien de plus spirituel et de plus impolitique, j’allais dire, Dieu me pardonne ! rien de plus français ; disons simplement : rien de moins conforme à l’expérience des pays libres.

Était-ce un partisan de la démocratie ou un partisan de la monarchie absolue qui avait imaginé cette boutade ? Plus d’un lecteur a dû s’y tromper. On sut bientôt que l’auteur était Condorcet, ce pouvait être tout aussi bien l’un des rédacteurs des Actes des Apôtres. Oh ! que la doctrine des pays libres est éloignée de cette logique révolutionnaire ! En Angleterre, en Belgique, aux États-Unis, — car il ne s’agit ici en particulier ni de monarchie ni de république, il ne s’agit que d’un état libre, quelle qu’en soit la forme, — l’expérience a montré que le rôle du chef de l’état ne devait pas être celui dont parle le mécanicien de 1791. En face de la puissance démocratique, les pays libres veulent un pouvoir qui, héréditaire ou électif, représente des intérêts d’un ordre plus élevé, la raison au-dessus du nombre, le droit au-dessus de la force, ils veulent un pouvoir qui soit le centre, le point fixe, l’axe inébranlable autour duquel ont lieu les évolutions de la vie publique. Plus ces évolutions doivent être tumultueuses, plus ils assurent la solidité de l’axe. C’est ainsi que le président de la république des États-Unis est plus indépendant des chambres que le souverain de la Grande-Bretagne. Sans cela, l’usurpation de la multitude amènerait bientôt la domination d’un maître. L’histoire ne connaît pas encore une démocratie qui, s’abandonnant au despotisme du nombre, n’ait préparé la dictature. Le conseiller de la reine Victoria, le grave et sage Stockmar, après avoir si bien servi la monarchie libérale d’Angleterre, était digne de léguer cet avertissement à l’avenir.


SAINT-RENE TAILLANDIER.