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s’il n’a eu l’occasion de sentir un danger immédiat, un danger très grave, très pressant, dont il a été préservé par ses chefs. Depuis le coup d’état de 1851, la Belgique se croyait menacée par la France. Quelles que fussent les déclarations du prince-président pendant sa dictature, quelles que fussent plus tard les promesses de l’empereur et de ses ministres, il restait toujours entre la Belgique et la France je ne sais quelle barrière d’appréhensions ténébreuses. Toutes les crises européennes faisaient reparaître aux yeux du peuple belge les fantômes qui l’inquiétaient. Depuis le commencement de la guerre de Crimée, le gouvernement français avait pris une telle position en Europe qu’il paraissait difficile de compter sur sa modération. Il avait réussi du moins et pour longtemps à écarter des surveillances incommodes. Après les services qu’il rendait à l’Angleterre, n’obtiendrait-il pas carte blanche pour certains projets d’agrandissement ? La presse radicale de Londres ne disait-elle pas déjà qu’il convenait de donner la Belgique à la France ? Les radicaux de Londres, et avec eux une grande partie de l’opinion, surtout depuis le désastre de Sinope (30 novembre 1853), jetaient feu et flamme contre le gouvernement anglais. On l’accusait de mollesse, d’inertie, et quand on vit lord Palmerston, quelques semaines plus tard, se retirer du ministère, ce fut une explosion de fureurs. Si le vrai ministre, le seul ministre, ne voulait plus être confondu avec ses collègues, c’est que l’Angleterre était trahie. Et quel était le traître ? Le prince Albert.

Nous avons raconté cette histoire à fond, nous n’avons plus à y revenir[1]. Un seul détail pourtant doit y être ajouté, car ce détail appartient d’une façon toute particulière au sujet qui nous occupe aujourd’hui. Dans son irritation contre le prince, et par suite contre la reine qui se laissait ainsi détourner de ses devoirs de loyale Anglaise, l’opposition, voulant frapper la reine et le prince, proposait de s’attaquer au chef de la famille, à l’oncle royal soupçonné d’être un lien entre la cour de Windsor et les cours absolutistes du continent. De là ce cri de la presse radicale au mois de janvier 1854 : Il faut donner la Belgique à la France.

Ce détail, si oublié des générations contemporaines, nous est révélé par une lettre du roi Léopold ; il ne paraît pas cependant que ceux-là même qui nous ont transmis cette lettre en aient compris le véritable sens, car ils ne disent mot de l’événement dont elle porte la trace. À la lumière des faits que nous avons rassemblés, les choses dont on ne soupçonnait pas la valeur reprennent toute leur importance. Relisez cette page du roi Léopold publiée par M.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1877.