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plaignait enfin que tout en prêchant aux petits la justice, l’égalité devant le droit commun, et en leur représentant que la société n’est pas chargée de les nourrir, les heureux de ce monde demandent à l’État pour eux-mêmes des privilèges, des exemptions et des monopoles. « Il est déplorable, lisons-nous dans une de ses lettres, que les classes qui font la loi ne veuillent pas être justes quoi qu’il en coûte ; car alors chaque classe veut faire la loi. Fabricant, agriculteur, armateur, père de famille, contribuable, artiste, ouvrier, chacun est socialiste pour lui-même et sollicite une part d’injustice… Tant qu’on regardera ainsi l’État comme une source de faveurs, notre histoire ne présentera que deux phases : les temps de luttes à qui s’emparera de l’État, et les temps de trêve qui seront le règne éphémère d’une oppression triomphante, présage d’une lutte nouvelle. »

A certains égards la situation n’est plus la même. Depuis le temps où écrivait Bastiat, tout le monde a fait ses réflexions. Le socialisme a opéré un mouvement de retraite, et s’il n’a pas abjuré ses espérances, il a modifié son programme. Les systèmes qu’a si vivement combattus l’auteur des Sophismes économiques ont disparu de la scène ; qui se soucie encore de l’utopie de Cabot et des phalanges de Fourier ? Mais il y a plus d’une espèce d’utopistes, et les têtes à chimères ne sont pas toutes dans le camp des novateurs. Ceux qui prétendent ressusciter le passé ou appliquer à une démocratie les vieux moyens de gouvernement sont des rêveurs comme ceux qui prêchent l’anarchie, avec ou sans tiret, et c’est ainsi qu’en jugeait Bastiat. La république de 48 avait pour son malheur des ennemis très dangereux et des amis très compromettans. Il est difficile de décider si ses ennemis lui ont fait plus de mal que ses amis ; qui dira si tel malade est mort de sa maladie ou de son médecin ? Bastiat condamnait également l’imperturbable confiance des républicains de droit divin et les entreprises d’un royalisme impénitent ; il se défiait des coteries autant que des clubs.

En politique, il professait un scepticisme tranquille et bienveillant. « Tenant très peu et croyant encore moins aux formes politiques, disait-il, irai-je consumer mes efforts et déclamer contre la république ou la monarchie ? » Il avait étudié l’histoire, et l’histoire est tout à la fois une école de scepticisme et de foi, de croyance et de doute ; elle nous dégrise de tous les dogmes, mais elle nous enseigne qu’il y a des vérités nécessaires, lesquelles se vengent des hommes d’État qui les méconnaissent, et qu’il est des règles de conduite supérieures à tous les systèmes. L’histoire avait appris à Bastiat que la liberté comme la tyrannie, la tyrannie comme la liberté peuvent revêtir bien des formes, et que la différence n’est pas grande entre un despote couronné et un tyran coiffé d’un bonnet rouge. Elle lui avait appris aussi qu’en matière de gouvernement, les préférences des hommes sont peu de chose,