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la ragione è morta, per l’anima della ragione ch’è morta ! » L’homme de Faënza se trompait ; la justice ne peut pas mourir, elle est d’essence immortelle. La justice est pareille à ces dieux d’Homère qui, s’avisant de quitter le ciel pour la terre, recevaient de sanglantes blessures dans la mêlée des batailles humaines. Les dieux blessés se taisent et se vengent. Le malheur est que l’histoire est infiniment patiente, et que nous sommes impatiens ; elle compte par siècles, et nous avons bientôt fait de compter nos jours.

Les lettres de Bastiat qui nous occupent ont toutes été écrites entre 1848 et 1850. Après avoir siégé à la constituante, il fut nommé une seconde fois représentant du département des Landes, et il prit une part active aux travaux de l’assemblée législative. Les débats auxquels il assistait lui inspiraient de mélancoliques réflexions : « La discussion sur le socialisme a été très belle, Charles Dupin fort au-dessus de ce qu’on pouvait attendre, Dufaure admirable, la montagne violente, insensée, ignorante. Quelle triste arène que cette chambre ! Combien elle est au-dessous, pour les intentions, de la constituante ! Alors l’immense majorité avait la passion du bien ; à présent chacun ne rêve que révolution, et l’on n’est retenu que par le choix. » Bastiat conservait au milieu de ces luttes orageuses l’indépendance de son jugement et de son vote. Cœur chaud, mais esprit libre, il ne voulait être ni le prisonnier d’un parti ni le complice des ambitieux qui font servir à leur fortune les convictions des autres, et il se tenait en garde contre les calculs des habiles et contre les exagérations de la haine. Il disait tour à tour leur fait aux socialistes et à la bourgeoisie. S’il reprochait au peuple de se livrer aveuglément aux sophistes, aux déclamateurs de bas étage, aux fous rusés ou candides qui abusaient de sa crédulité, il remontrait à la bourgeoisie qu’elle avait aussi ses défauts, ses ignorances et ses meneurs dont elle était la dupe : « La bourgeoisie a gouverné ce pays ; comment s’est-elle conduite ? Le petit nombre a fait le mal, le grand nombre l’a laissé faire, non sans en profiter à l’occasion. »

Il demandait aux classes dirigeantes d’élargir leur esprit et leur cœur, d’étudier le peuple, de ne pas répondre à ses doléances par de hautains refus et par le mot du riche : Qui se permet d’avoir faim quand j’ai dîné ? « Il n’est pas de besoin plus impérieux chez l’homme, écrivait-il trois mois avant sa mort, que celui de la confiance dans un avenir qui offre quelque fixité. Ce qui trouble les ouvriers, ce n’est pas tant la modicité des salaires que leur incertitude, et si les hommes qui sont arrivés à la fortune voulaient faire un retour sur eux-mêmes, en voyant avec quelle ardeur ils aiment la sécurité, ils auraient peut-être un peu plus d’indulgence pour les classes qui ont toujours, pour une cause ou pour une autre, le chômage en perspective. » Il se