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même cette fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille, elle n’a jamais été si active ; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que le livre de l’humanité s’ouvre devant elle ; mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis continuer à transcrire les pages de ce livre intérieur sur un livre plus palpable, édité par Guillaumin. Je chasse donc ces chers fantômes, et comme ce tambour-major grognard qui disait : « Je donne ma démission ; que le gouvernement s’arrange comme il pourra ! » moi aussi, je donné ma démission d’économiste, et que la postérité s’en tire comme elle pourra ! » Cette cruelle maladie dont il sentait déjà les atteintes et qui devait remporter dans toute la force et la maturité du talent, sans lui permettre d’achever son plus beau livre, ne lui laissa bientôt plus de relâche ; il en constatait de jour en jour les funestes progrès. Il dut s’arracher à ses travaux, à ses amis, partir pour l’Italie où la mort lui avait donné rendez-vous, et il s’écriait en chemin : « Oh ! combien est profonde la fragilité humaine ! Me voici le jouet d’un petit bouton naissant dans mon larynx ; c’est lui qui me pousse du midi au nord et du nord au midi, c’est lui qui ploie mes genoux et vide ma tête. Bientôt je n’aurai plus de pensées et d’attention que pour lui, comme ces vieux infirmes qui remplissent toutes leurs conversations et toutes leurs lettres d’une seule idée ! »

Bastiat se calomniait ; la maladie pouvait bien lui ôter ses forces et sa gaîté, elle ne put se rendre maîtresse de ses pensées. Quelques minutes avant sa mort, on l’entendit murmurer : « Je suis heureux de ce que mon esprit m’appartient. » Pour ce penseur intrépide, ne plus penser, c’était ne plus être, et ce travailleur de l’esprit creusa jusqu’à la fin son sillon. Les doctrines qui lui étaient chères lui faisaient oublier ses souffrances et la rapidité de sa destinée, et, ce qui est digne de remarque, jusqu’à la fin il demeura fidèle à son optimisme que ses adversaires traitaient de romanesque. Certaine école d’économistes considère les lois qui régissent les sociétés humaines comme une dérivation des lois fatales et implacables qui gouvernent les étoiles et les cristaux ; ces économistes disent aux petits et aux infirmes, à ceux dont le sort est de souffrir et de se plaindre : « Les choses sont ainsi faites, et il ne faut pas se fâcher contre les choses ; résignez-vous à votre néant. La grâce n’est donnée qu’aux élus, et il n’y a que peu d’élus parmi beaucoup d’appelés. Il en va de même du bonheur ; il n’y en a pas pour tout le monde. Criez à l’injustice, si cela vous soulage ; la nature ne vous entend pas, elle est sourde et sans entrailles. Elle ne s’occupe que de la conservation des espèces et n’a aucun souci des individus ; les forts se font une destinée, les faibles la subissent. » — A quoi les faibles répondent : Nous vous en croyons, et nous allons tâcher d’être un jour les plus forts ; quand vous serez sous nos pieds, nous saurons vous prouver que nous avons retenu vos leçons.