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Européens ou les natifs fussent en majorité, n’était-il pas à craindre que les premiers aussi bien que les seconds abusassent du pouvoir au préjudice des autres classes de la société ?

Ce débat entre les colons et la métropole s’élevait pour la première fois en des circonstances peu encourageantes pour les partisans des libertés publiques. Les émigrés de Natal et de l’Orange affichaient leurs tendances séparatistes. Un gouverneur pouvait-il discuter de sang-froid des questions politiques alors qu’il guerroyait contre les dissidens ? Quelques années plus tard, les colons revinrent à la charge. Lord John Russell était devenu premier ministre, le portefeuille des colonies échéait à lord Grey, apôtre de la liberté civile et religieuse, comme l’avait été son père, l’auteur de la réforme parlementaire. Cette fois encore, des événemens graves vinrent à la traverse, d’abord la guerre des Cafres, puis une tentative, fort mal accueillie par les habitans, de transformer l’Afrique australe en colonie pénale. Ceci mérite d’être raconté avec quelques détails, car les colons s’y montrèrent dignes de gérer leurs propres affaires.

En 1848, lord Grey rédigea une circulaire à l’adresse des gouverneurs de toutes les colonies pour leur demander si la population recevrait volontiers des condamnés pourvus du ticket of leave, c’est-à-dire admis, en raison de leur bonne conduite, à jouir d’une liberté provisoire. On lui avait dit, écrivait-il, que la main-d’œuvre était rare ; il pensait que des criminels amendés par une détention plus ou moins longue et capables de gagner leur subsistance par le travail seraient une acquisition précieuse pour des pays où les bras faisaient défaut. Au Cap, il n’y eut pas d’hésitation ; le refus fut immédiat et unanime. On répondit au ministre que les mœurs du pays étaient simples et honnêtes, que le besoin d’une police vigoureuse ne s’y était pas encore fait sentir. Dans les villages, à peine fermait-on sa porte ; dans les habitations isolées, tout voyageur était accueilli comme un frère, hébergé, logé jusqu’au lendemain, sans avoir à donner son nom ni à montrer un passeport. Sur la frontière, il y avait des tribus sauvages à surveiller, dans l’intérieur s’en trouvaient quelques autres que le contact des Européens amenait de jour en jour à des habitudes civilisées. Etait-il prudent de jeter au milieu de ces populations, où les crimes étaient rares jusqu’alors, des bandes de criminels que l’espoir d’une impunité presque certaine encouragerait à de nouveaux méfaits ? Les natifs ne seraient-ils pas enclins à suivre les mauvais exemples que ces hommes suspects ne manqueraient pas de leur offrir ?

Tandis qu’on discutait, ou plutôt avant que la réponse négative des colons parvînt en Angleterre, la question y fut résolue à leur