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l’expédition ne pouvait être atteint. L’escadre anglaise rentra à Southampton ; c’était un dernier espoir déçu. La Vendée, qui avait un instant tenu tête aux armées républicaines, avait succombé sous le nombre, et payait alors par les derniers désastres l’héroïque et inutile effort qu’elle avait tenté. Mon père, de retour à Staines, s’y arrangea une vie paisible et occupée. Son éducation littéraire avait été assez incomplète ; il la refit tout entière, et reprit l’étude du latin qu’il n’avait pas poussée bien avant. Il se mit à lire avec un plaisir inattendu tous les auteurs classiques. Un latiniste était chose rare dans la société de Staines ; la duchesse de Mortemart, avec laquelle mon père était particulièrement lié, le pria de faire part de son beau savoir à ses fils, pour lesquels elle ne pouvait payer un précepteur. Il y avait là d’autres enfans à peu près du même âge ; les fils du prince de Beauvau, et celui de son ami M. d’Aramon. Mon père devint plus ou moins leur maître d’études. Tous ont conservé de ses leçons et de ses bontés pour eux un excellent souvenir.

Mon père, lorsqu’il avait reçu un peu d’argent de ses parens, allait parfois passer une partie de la saison à Londres. Il y fréquentait les salons de la meilleure société anglaise, toujours très empressée à faire bon accueil aux émigrés. C’était la mode. Il y avait à la fois de la sympathie pour la cause, une compassion véritable pour ces victimes de la démagogie révolutionnaire, parfois aussi un peu d’ostentation dans la façon dont s’exerçait cette large hospitalité. Lord Bridgewater fut au nombre de ceux qui se signalèrent par leur munificence, non moins que par l’originalité de ses procédés. Les membres du clergé français, particulièrement ceux qui appartenaient aux ordres monastiques, étaient assurés de trouver dans sa splendide résidence de campagne un refuge toujours prêt. Il avait élevé pour eux sur les pelouses de son parc, faisant perspective pour les fenêtres de son château, de jolies chapelles et des habitations élégantes rappelant le style des couvens de France. Capucins, chartreux, bénédictins, camaldules aux longues robes blanches, franciscains aux pieds déchaussés y étaient hébergés à ses frais. Il y avait toutefois une condition mise à cette hospitalité, condition bien facile à remplir. Quand lord Bridgewater avait du monde au château, le son de la cloche avertissait, à l’heure des repas, tous ces religieux qu’ils devaient sortir de chez eux pour se promener sur les gazons leur bréviaire à la main, et chacun dans le costume de son ordre. Ils faisaient ainsi point de vue dans le paysage, et lord Bridgewater ne manquait pas de faire remarquer que cela était bien plus pittoresque que des troupeaux de moutons ou de daims.