Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 25.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

père son secrétaire d’ambassade. Les matinées se passaient à déchiffrer les lettres qui venaient des agens du prince à l’étranger, et à correspondre avec eux. Le reste du temps, mon père l’employait à se perfectionner dans l’anglais, à visiter les Français qui s’étaient groupés autour de Staines. Les Harcourt, les Beauvau, les Vérac, les Fitz-James et les Mortemart formaient le fond de cette société. Toutes les personnes que je viens de nommer étaient, dans les premiers temps, réduites à une extrême pénurie ; elles la supportaient avec beaucoup de résignation et de bonne grâce, les femmes surtout. Chacun tâchait de tirer parti de ses petits talens. Les hommes qui savaient quelque chose (c’était le petit nombre) donnaient des leçons ; les femmes vendaient les ouvrages de leurs mains, car il était de mode à Londres de payer fort cher les mille colifichets que faisaient, en se jouant, ces nobles exilées. Malgré toute cette gêne, on se voyait beaucoup entre soi ; on employait mille moyens ingénieux pour continuer, dans la misère où l’on était tombé, la même vie de distractions à laquelle on avait été habitué. Les ménages les plus aisés prenaient des convives en pension. On donnait des dîners où chacun devait apporter son plat ; on convenait d’aller le soir prendre le thé alternativement les uns chez les autres. Dans certains cercles, il était entendu que chacun devait fournir son sucre ; c’était une galanterie qu’on faisait à la maîtresse de la maison de tirer une bougie de sa poche et de la poser allumée sur la cheminée. Il y avait à tout cela un peu d’affectation, mais aussi quelque sérieux. Ce qui était parfaitement vrai, c’était le besoin de vivre en commun, de se soutenir les uns les autres ; de parler ensemble de cette redoutable révolution qu’on avait d’abord si fort dédaignée et des dangers qu’elle faisait alors courir à des êtres bien chers dont on ne recevait plus de nouvelles.

En 1795, mon père s’embarqua à l’île de Wight, par ordre du duc d’Harcourt, sur un des bâtimens de l’escadre anglaise que commandait l’amiral Warren ; — l’amiral devait aller croiser sur les côtes de France et tâcher de se mettre en rapport avec les insurgés de l’ouest et du nord de la France. Mon père était chargé de rendre compte au duc d’Harcourt des opérations de l’amiral. On s’approcha autant qu’on put du rivage ; aucun des signaux sur lesquels on avait compté ne se fit apercevoir. L’amiral envoya quelques hommes à terre avec des drapeaux blancs, qui pouvaient passer à volonté pour des signaux de parlementaires, ou pour des emblèmes de contre-révolution. Les populations devant lesquelles on les agitait regardaient de loin, et s’enfuyaient quand on faisait mine d’approcher. Les douaniers répondaient seuls en tirant quelques coups de fusil à distance. Il était évident que le but de