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la place de Kars, enlevée pour ainsi dire à l’improviste par les Russes.

Que la citadelle turque, investie de nouveau et abandonnée à elle-même, fût désormais fort en péril, c’était la conséquence du désastre que Moukhtar-Pacha avait éprouvé et de l’obligation où il s’était vu de se retirer avec une armée décomposée par la défaite jusqu’à Erzeroum. Rien cependant ne faisait prévoir cette chute presque immédiate d’une place si forte qui avait résisté pendant bien des mois, il y a vingt-cinq ans, qu’on avait eu tout le temps d’approvisionner et qui semblait en état de résister sérieusement. Le fait est que les Russes n’ont pas eu besoin de s’épuiser en travaux compliqués de siège et de se morfondre longtemps devant la place. Une nuit leur a suffi pour avoir raison de tout un système de défenses puissantes, pour enlever les redoutes, pour réduire enfin à merci la garnison et la ville. Leur cavalerie s’est trouvée fort à propos sur la route par où une partie de l’armée turque cherchait à s’échapper, et tout a fini par une capitulation complète suivie de l’entrée triomphale du grand-duc Michel à Kars! Comment cette étrange action de guerre a-t-elle été accomplie si vite, par une sorte de coup de main? Les combinaisons militaires ont-elles été seules de la partie? C’est là un point qui ne semble pas entièrement éclairci. Le résultat n’était pas moins décisif pour les armes du tsar. Une fois maîtres de Kars, les Russes ont pu disposer de leur armée, envoyer des forces nouvelles, de l’artillerie au général Heyman, qui avait suivi Moukhtar-Pacha dans sa retraite jusque devant Erzeroum, et c’est là maintenant pour les Turcs le dernier asile de la défense de l’Arménie. C’est là, dans tous les cas, le seul point du territoire arménien où la lutte reste un peu sérieusement engagée. Moukhtar-Pacha a témoigné, il est vrai, la résolution de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, il a eu déjà quelques affaires. Il a pu recevoir quelques renforts qui ne lui seront pas inutiles, et il a pour lui, jusqu’à un certain point, les difficultés que doivent trouver les Russes en s’avançant si loin par des chemins scabreux, à travers les neiges de l’hiver; mais comme les Russes ont la supériorité du nombre, la liberté de leurs mouvemens et de leurs communications, comme ils serrent déjà de très près Erzeroum, Moukhtar-Pacha sera peut-être bien heureux s’il garde jusqu’au bout sa retraite libre sur Trébizonde. En réalité, cette campagne d’Arménie qu’on croyait, il y a deux mois, terminée, au moins pour cette année, au profit des Turcs, finit maintenant au profit des Russes, sans qu’un retour de fortune semble possible pour le drapeau ottoman. Ce que Moukhtar-Pacha a perdu, d’autres ne le regagneront pas, et la Porte peut se préparer à payer le prix de la guerre en Arménie. La Russie n’en est pas à choisir les points dont elle veut rester maîtresse pour dominer ces contrées, et, si elle borne ses prétentions, ce sera sans doute pour ne pas donner trop d’ombrage à l’Angleterre.

Si la situation militaire des Turcs n’était compromise qu’en Asie, ce