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crayon vaillant comme une baïonnette. Le catalogue n’est pas complet. Peut-on oublier le Roland furieux, Manon Lescaut, l’Ane mort, le Diable à Paris, la Vie privée des animaux, la Némésis médicale si curieuse par les dessins de Daumier, enfin et surtout Paul et Virginie, ce superbe volume tout plein d’admirables vignettes de Français et de Meissonier, qui sont malheureusement accompagnées par quelques gravures sur acier d’un faire détestable? Le développement de la vignette sur bois n’étouffait pourtant pas les autres procédés de gravure. Eugène Delacroix se montrait égal à lui-même en appliquant la lithographie à l’illustration du livre dans une traduction de Faust, et l’eau-forte renaissait lumineuse sous la pointe de Célestin Nanteuil et de Raffet, dans les frontispices des in-8o romantiques et dans les poèmes de Barthélémy. Tony Johannot, qui gravait comme il dessinait, a fait de ses eaux-fortes de Werther des chefs-d’œuvre de grâce et de sentiment.

Les premières années du second empire ne furent pas fécondes en livres illustrés, mais bientôt ils se multiplièrent à l’infini. Ce fut Gustave Doré qui commença à en raviver le goût par ses Contes drolatiques, cette éblouissante fantaisie du crayon, d’un si profond caractère sous son apparente extravagance. L’homme qui avait peint le moyen âge d’une façon si saisissante était digne d’évoquer les visions du Dante. Il le fit. On connaît les magistrales compositions de l’Enfer, qui parut vers 1860. Bien qu’on ne puisse qu’admirer ce livre, on peut regretter qu’il ait remis à la mode l’in-folio, format d’un autre âge, lourd à manier, difficile à placer, impossible à lire. Grâce à son génie de dessinateur, Gustave Doré gagna pourtant la cause de l’in-folio, et chaque année, pendant longtemps, il en illustra de nouveaux : les Contes de Perrault, le Don Quichotte, la Bible, Atala, Rabelais, La Fontaine, Coleridge. Balzac aimait à dire qu’on eût pu le brûler avec les pages qu’il avait écrites; à un tel compte, Gustave Doré pourrait construire une ville entière avec les bois qu’il a dessinés. Pour la fécondité, un seul artiste peut lui être comparé : Tony Johannot. Différens par bien des côtés, ce sont les deux maîtres de l’illustration du XIXe siècle. Doré, plus grand artiste, sans conteste, a plus de puissance, d’imagination, de couleur; mais Johannot a plus de sentiment; il possède à un degré plus absolu l’intelligence des œuvres qu’il illustre. Il fait un avec l’écrivain; Doré, au contraire, se substitue à lui. Où Doré interprète, Johannot traduit.

Le caractère de l’illustration contemporaine est la variété dans la manière du dessin comme dans le procédé de la gravure. Au XVIIIe siècle, il y a plus d’un point de contact, plus d’une affinité entre Eisen et Monnet, entre Cochin et Gravelot, entre Quevedo et Lefebvre. Aujourd’hui quel rapprochement établir entre les fresques de Doré dans l’Enfer du Dante et les charmans tableaux de genre de Meissonier dans les Contes rimois, entre le style si pur, le sentiment si élevé des figures de Bida