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D’ailleurs elle a gardé du XVIIIe siècle la foi dans la raison humaine et la confiance dans le progrès. Elle nous en a transmis l’esprit de recherche, d’universelle curiosité, de prompte et généreuse sympathie. Quand on ne consulte que la chronologie toute seule, on attribue volontiers l’inspiration du livre de l’Allemagne, sinon précisément à l’influence de Chateaubriand, du moins à l’ardeur d’émulation qu’auraient éveillée chez Mme de Staël, si franchement prête à tout comprendre et tout admirer, le succès bruyant d’Atala, de René, du Génie du christianisme. C’est la diminuer injustement. Je ne vois pas que ni Chateaubriand ni les romantiques après lui se soient beaucoup souciés des littératures étrangères. Ils ont pu les vanter, ils ont pu s’en servir; toutefois ils n’ont guère emprunté de l’Angleterre, de l’Allemagne ou de l’Espagne que des couleurs pour leur palette et des motifs d’inspiration, des effets de style et des procédés de composition. Ils se sont mis, en quelque sorte, à l’abri de Shakspeare et de Byron, de Goethe ou de Schiller pour autoriser par de grands noms leur révolte contre la tradition. Au contraire, il n’y a pas d’arrière-pensée dans l’Allemagne de Mme de Staël. C’est un livre de bonne foi, s’il en fut. C’est l’œuvre surtout d’un grand esprit qui ne croit pas que ce soit compromettre son originalité que de comprendre les autres et de les trouver originaux. L’Allemagne est le dernier beau livre du XVIIIe siècle. Un autre lien rattache encore Mme de Staël au XVIIIe siècle : c’est l’esprit d’analyse et la netteté, la précision, la vivacité du style. Et par là elle est en même temps aux origines de la prose contemporaine, la prose historique et politique, agissante et militante, comme Chateaubriand est aux origines de la prose descriptive et de la poésie du XIXe siècle.

Il serait difficile de dire de Chateaubriand quelque chose qui n’en ait pas été dit vingt fois et bien dit. Peut-être cependant conviendrait-il aujourd’hui de tempérer la sévérité du jugement définitif de Sainte-Beuve. On ne refera pas son livre sur Chateaubriand et son temps, mais on en adoucira l’amertume. Car peu importent les critiques, peu importent même quelques pages vieillies, peu importe surtout la personne de Chateaubriand. On ne lui enlèvera pas l’honneur d’avoir exercé pendant trois générations d’hommes une royauté littéraire qui n’a de comparable dans notre histoire que celle du seul Voltaire. On ne lui disputera pas la gloire d’avoir été, comme disait spirituellement Théophile Gautier, « le sachem du romantisme » et d’avoir « dans le Génie du christianisme restauré la cathédrale gothique, » dans les Natchez « rouvert la grande nature fermée, » dans René « d’avoir inventé la mélancolie et la passion moderne. » Ce sont là des titres que l’histoire de la littérature française contemporaine se doit à elle-même de ne pas contester.