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effrayer les animaux enfermés au centre et leur ôter jusqu’à la tentation de sortir. On aurait pu, fortifié de la sorte, repousser l’attaque de 2,000 Indiens. Il était bien recommandé aux hommes de se placer en pareil cas pour ouvrir la fusillade sous les charrettes et près des roues, afin de ne pas être écrasés par les bêtes, que la terreur ferait certainement tournoyer autour de l’enceinte. On a retenu dans les frontières l’histoire d’un détachement de cavalerie qui, obligé de se replier devant des forces supérieures, commit l’imprudence de se retrancher derrière les poteaux d’un corral, pour recevoir à pied le choc, et d’y faire entrer les chevaux. Les Indiens se contentèrent de lancer des étoupes enflammées, et la caballada, éperdue, impossible à maîtriser, broya sous ses sabots jusqu’au dernier des soldats. Comme les hommes n’avaient qu’un pas à faire pour aller de leur couche d’herbe sèche à leur poste de combat, ils pouvaient dormir à poings fermés, le fusil chargé, sous la garde de deux ou trois sentinelles. Ces précautions, scrupuleusement prises plusieurs jours avant de devenir nécessaires, étaient déjà passées dans les mœurs lorsque nous arrivâmes à l’estancia de la Verde, au-delà de laquelle nous entrions dans la zone dangereuse.

Cette estancia appartenait précisément au président de la commission de frontière; on y avait réuni pour nous cent cinquante bœufs de labour et deux mille moutons. Elle est connue par le combat qui s’y livra il y a trois ans, et qui marqua la fin de la révolution de septembre. C’est là que, suivant la mélancolique épitaphe inscrite sur leur tombe par un colonel philosophe, reposent, « bercées par le vent du désert, les victimes de la guerre civile, également oubliées des vaincus et des vainqueurs. » Le passage au milieu duquel se dresse la croix de bois noir qui recouvre leurs restes donne à cette leçon de réciproque tolérance en politique une singulière éloquence. La pampa vierge s’étend à perte de vue et offre un champ indéfini aux ambitions pacifiques. Le tumulte humain se perd dans l’immensité, et les lattes des partis, rapetissées par le cadre et par la distance, paraissent d’une attristante mesquinerie. Peut-on s’entre-tuer pour si peu de chose? Ces tombes fraîches disent que oui; mais la solitude sereine semble prendre cette folie en pitié.

Les alentours de la Verde avaient été récemment ravagés par les Indiens; nous rencontrions à chaque pas avant d’y arriver des troupes de chevaux fuyant devant eux. Cette invasion avait surtout pour but de protéger le soulèvement de trois tribus amies, les dernières, installées depuis longtemps dans ces parages. On les y avait laissées sur les réclamations charitables, mais inconsidérées, de l’évêque de Buenos-Ayres, qui s’était porté garant de leur fidélité. Le cacique de l’une d’elles, vieillard élevé parmi les chrétiens