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Sous le règne libérateur d’Alexandre II, l’esprit public est devenu plus libre et plus sérieux. L’on parle, l’on cause aujourd’hui en Russie, et ce n’est pas là le moindre signe de progrès des vingt dernières années. Au milieu de tout ce mouvement, en dépit des hardiesses de langage qui se rencontrent çà et là, l’on découvre encore bien des traces de l’ancienne timidité, de l’ancienne méfiance. J’en citerai comme exemple une anecdote qui m’était contée pour me prouver le contraire. « Vous vous imaginez peut-être qu’il y a chez nous peu de libertés de parole, me disait à Tiflis un Russe libéral et désireux de me faire apprécier sa patrie. Un jour un élève d’une des grandes écoles de l’état, parlant avec ses camarades des réformes d’Alexandre II, s’avisa de dire que le tsar n’était qu’un tailleur, voulant par là donner à entendre que l’empereur se plaisait trop à changer les uniformes militaires. Le propos, recueilli par la police, monta jusqu’aux oreilles du souverain ; l’imprudent jeune homme se vit mandé par ordre suprême au palais impérial, Les parens du coupable le voyaient déjà sur le chemin de la Sibérie. Quel fut son châtiment ? L’empereur lui fit remettre de sa part un uniforme tout neuf. » Le trait, si l’histoire est vraie, ne manquait pas d’esprit; c’était là une vengeance de souverain, mais la naïve admiration du narrateur était hors de proportion avec la railleuse générosité du monarque. « Voyez, me répétait-il, de quelle liberté nous jouissons ! Avoir appelé l’empereur un tailleur! ». Cela lui semblait une sorte de crime de lèse-majesté, et il me demandait si en France un tel forfait n’eût pas été puni d’un autre châtiment. Au milieu des mœurs nouvelles, chez ce peuple si heureux de respirer plus à l’aise, l’on sent encore ainsi ce qu’a d’inaccoutumé et de précaire cette liberté récente. Sous l’égide de la troisième section, il ne peut y avoir en effet qu’une liberté de tolérance.

L’administration russe n’a pas gagné à la surveillance de la troisième section tout le profit qu’en espérait l’empereur Nicolas. Bien payés et triés avec soin, les officiers de gendarmerie ont été parmi les fonctionnaires les plus probes de l’empire ; tout abus de la confiance mise en lui expose un gendarme à perdre son emploi. L’intégrité d’ordinaire maintenue dans ses rangs, ce corps d’élite n’a malheureusement pu l’introduire au même degré dans les administrations placées sous son contrôle, A dénoncer tous les abus commis autour d’eux, à réprimer tous les abus dénoncés, les gendarmes et la troisième section eussent eu trop à faire. Les officiers bleus se faisaient d’ordinaire pardonner leur rôle en détournant les yeux des menues peccadilles des fonctionnaires soumis à leur surveillance. Pour ces gardiens de la morale et de la sécurité publiques, c’était une besogne ingrate et sans gloire que de rechercher