Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/838

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ayant partout intérêt à les reconnaître, continuent à ne pas les laisser circuler sans l’ancien collier[1]. Dans un pays où le climat et les distances, où les mœurs agricoles et religieuses rendent chez toutes les classes les voyages si fréquens, l’obligation du passeport à l’intérieur est particulièrement vexatoire. Il semble que ni la police ni le fisc lui-même n’en retirent tous les avantages qu’ils en attendent. La sévérité des règlemens n’a jamais empêché le grand nombre de vagabonds ou coureurs (brodiaghi) parmi lesquels se recrutaient naguère les sectes les plus bizarres. La fabrication et la falsification des passeports a, de tout temps, été en Russie une industrie fort répandue, à ce point qu’au lieu d’aider les recherches de la justice, on a souvent vu les passeports les dérouter.

Le passeport russe n’est pas seulement une entrave à la libre circulation, aux affaires et aux plaisirs des habitans, c’est un obstacle au libre choix du domicile et de la profession, un obstacle au libre groupement de la population, selon le degré de productivité du sol. C’est à l’aide de ce lien, plombé par la police et marqué du sceau de l’état, que les communes rurales retiennent leurs membres dans leur sein et les attachent au sol. Sous des dehors modestes, l’abrogation des passeports obligatoires serait en Russie une réforme considérable; ce jour-là seulement le Russe, rentré en possession du droit d’aller et de venir, pourra se dire entièrement émancipé. Le besoin de modifier les règlemens en vigueur est reconnu de tous; plusieurs commissions ont été nommées dans ce dessein. Par malheur, cette question touche à la grande question de l’impôt direct et de la solidarité communale. Pour le fisc et les communes, le passeport est une arme contre les mauvais contribuables ; il sera difficile de les en dépouiller tant que le paysan demeurera soumis à des taxes solidaires. Aussi, loin d’affranchir toute la population de ce joug incommode, le projet de réforme maintient l’obligation du passeport pour les paysans et même pour la petite bourgeoisie, c’est-à-dire pour les classes populaires qui en souffrent le plus[2].

L’empereur Alexandre Ier , en cela l’imitateur de son ami Napoléon, avait pendant quelques années érigé la police en ministère spécial. L’empereur Nicolas fît mieux ; irrité de l’insurrection de décembre 1825, qui avait marqué son avènement, ce prince institut

  1. Voyez, dans la Revue du 13 décembre 1870, notre étude sur les Finances russes.
  2. L’on doit cependant observer qu’au point de vue fiscal le passeport a souvent des conséquences opposées à son but. La plupart des paysans quittent leur commune pour gagner ailleurs de quoi acquitter leur part d’impôt; leur refuser un passeport parce qu’ils sont en retard pour le paiement des taxes, c’est parfois, en les retenant dans une localité où leurs gains sont insuffisans, les mettre hors d’état d’acquitter ces taxes.