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rouble fermait les yeux du douanier et bouchait les oreilles de l’ispravnik. La pensée moderne eût étouffé dans sa prison aux fenêtres murées si elle n’eût pu respirer un peu de l’air du dehors à travers l’immonde égout qui seul lui demeurait ouvert. Un écrivain plus soucieux des traits d’esprit que de la vérité a dit que le régime russe était le despotisme tempéré par l’assassinat; il eût été plus juste de dire l’absolutisme tempéré par la vénalité.

Quelles sont les causes de cette corruption administrative? On en rejette souvent la faute sur le caractère national, sur une prétendue immoralité russe; c’est là une allégation gratuite qui n’explique rien. Si en matière d’argent la corruption privée est plus fréquente en Russie qu’en France ou en Allemagne, c’est l’effet et non le principe de la corruption publique. Les abus administratifs y ont des causes diverses, les unes propres à la Russie, les autres qui lui sont communes avec tous les états où se rencontre le même mal. Parmi les premières, l’on pourrait ranger les origines impures de la bureaucratie russe, primitivement formée par des aventuriers de toutes nations, plus avides de gain que d’honneur, en sorte que depuis Pierre le Grand le vol et la fraude y ont longtemps été de tradition. Il faut ensuite tenir compte des influences démoralisatrices du servage sur toutes les classes de la société, et des mœurs du despotisme oriental plus ou moins persistantes sous les réformes européennes. Il faut enfin songer aux difficultés de toute sorte opposées à une administration régulière par l’étendue de l’empire, par la variété des races, par l’ignorance des habitans : la concussion a été d’autant plus générale qu’elle avait devant elle une plus vaste et plus libre carrière.

A la tête des causes de vénalité communes à la Russie et à d’autres pays vient d’abord le salaire peu élevé des fonctionnaires. Dans beaucoup de branches d’administration, l’insuffisance du traitement était si notoire qu’elle équivalait à une autorisation de recourir à des bénéfices illicites. De là l’indulgence des supérieurs, de là l’indulgence même du public pour des fonctionnaires, pour des pères de famille obligés par l’exiguïté de leur solde à se procurer des revenus accessoires. Quand les services rendus au nom de l’état ne sont pas suffisamment rétribués par le trésor public, c’est aux particuliers qui les réclament ou en bénéficient à les solder. L’administration, la police, la justice, avaient leur casuel tout comme le clergé. Le fonctionnaire acceptait une gratification pour l’accomplissement de ses fonctions, avec la même bonne grâce et la même bonne conscience que le prêtre qui, pour un baptême ou un mariage, perçoit les droits d’usage. Il s’était établi des règles dans ces profils irréguliers, le tchinovnik avait son tarif tout comme le pope, et les différens services de l’administration