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pour leur œuvre d’une chose essentielle : ils manquaient de matériaux, ils manquaient d’ouvriers.

La centralisation européenne a ses formes propres, elle a un instrument particulier que nous appelons la bureaucratie; c’est cet outil indispensable qui faisait défaut à Pierre le Grand, qui pendant longtemps encore fit défaut à ses successeurs. L’empire russe possédait la centralisation administrative sans en avoir les organes modernes. C’est là une vérité qu’il ne faut pas perdre de vue pour comprendre toutes les contradictions et les anomalies longtemps présentées par la Russie : à la surface, une tutelle administrative excessive; au-dessous, le désordre, l’irrégularité, l’arbitraire. Un système coordonné de fonctions, des institutions plus ou moins ingénieuses peuvent à la rigueur s’improviser, il n’en saurait être de même d’une bureaucratie, d’un corps de fonctionnaires, parce que leur éducation suppose l’éducation même de la nation qu’ils doivent diriger. De là pour Pierre le Grand, de là pour tous ses successeurs, y compris l’empereur Nicolas, une difficulté insurmontable, une cause incessante d’erreurs, de tâtonnemens, de déceptions. La savante machine, importée ou imitée de l’Europe, ne pouvait marcher seule; il ne servait de rien d’en perfectionner ou d’en simplifier les ressorts. Entre des mains inhabiles ou ignorantes, le mécanisme administratif ne pouvait fonctionner avec régularité.

Avant d’examiner les ouvriers chargés de la faire marcher, il convient cependant de connaître la machine elle-même. Au centre est un moteur unique, le pouvoir impérial; tous les rouages n’ont pour fonction que d’en transmettre l’impulsion. Au-dessous de l’empereur autocrate, d’où tout émane, viennent les deux grands corps de l’état : le sénat et le conseil de l’empire. De ces deux corps, le premier, le plus ancien, créé par Pierre le Grand, a été dépouillé d’une bonne partie de ses fonctions et privilèges par le second, institué au début du XIXe siècle. Le sénat dirigeant, primitivement doté de toutes les prérogatives conciliables avec le régime autocratique, est aujourd’hui réduit aux attributions judiciaires; ce n’est plus guère qu’une cour de cassation. Le conseil de l’empire (gosoudarstvenny sovêt) est une sorte de conseil d’état; fondé sous l’influence de Spéranski par Alexandre Ier, à l’époque et à l’exemple du conseil d’état de Napoléon, le conseil de l’empire en reproduit à certain égard l’organisation[1]. En l’absence de tout parlement,

  1. Le conseil de l’empire (gosoudarstvenny sovêt) est souvent à l’étranger appelé conseil d’état. Cette dénomination serait excellente si elle n’avait l’inconvénient de prêter à une confusion. L’on sait en effet que les titres de conseiller d’état, conseiller d’état actuel figurent, dans le tableau des rangs de Pierre le Grand, parmi les degrés du tchine. Or un homme revêtu de ce titre purement honorifique de conseiller d’état (statski sovêtnik) ne fait nullement partie de ce qu’on appelle alors conseil d’état, de ce que nous nommons le conseil de l’empire; ces conseillers n’ont même pas le tchine, le rang nécessaire pour y entrer.