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II.

L’administration russe repose encore sur les bases posées à la fin du XVIIe siècle par Pierre le Grand, consolidées et élargies plus tard par la grande Catherine. L’ancienne administration moscovite était fort simple, toute primitive et rudimentaire, sans rien de régulier ni de systématique. La Russie fut pendant longtemps régie comme un domaine privé, comme une vaste ferme, sans autre loi que la volonté du maître, sans autre règle que les décisions des voievodes ou gouverneurs qui servaient aux tsars d’intendans, et cumulaient tous les pouvoirs civils et militaires. Dans ce gouvernement, plus ou moins paternel et patriarcal, les usages, les traditions, les coutumes locales, tenaient encore une jurande place[1]. Le servage et la commune rurale simplifiaient du reste étrangement une administration dont la levée des taxes et le recrutement des troupes étaient le principal ou l’unique souci. C’était une administration à l’orientale, sans lois uniformes ni attributions définies. Le gouvernement des voievodes moscovites ressemblait beaucoup à celui des pachas turcs il y a un demi-siècle, avec cette grande différence que, dans beaucoup de régions de la Turquie, en Europe particulièrement, les diversités de race, de langue, de religion, maintenaient une certaine diversité de régime, parfois même une certaine mesure de self-government.

Pierre le Grand, ici comme en toutes choses l’imitateur de l’Europe, voulut doter ses états d’une administration régulière à la moderne. Ce fut là une des œuvres principales du réformateur, et entre les diverses tâches par lui entreprises, aucune n’était plus malaisée. Il semblait qu’il n’y eût qu’à emprunter les méthodes et les procédés de l’Occident. Pierre éprouva que les institutions ne se laissent pas si vite transporter d’un pays à l’autre, d’un peuple relativement civilisé à un peuple relativement barbare. Appliquant d’avance les théories du XVIIIe siècle, le tsar révolutionnaire traitait sa patrie comme une table rase sur laquelle il pouvait tout édifier à neuf, conformément aux principes de la science ou aux leçons d’autrui. A la place du chaos des anciennes masures moscovites, Pierre prétendait construire une ville régulière et symétrique, aux rues larges, aérées, tirées au cordeau. Les plans furent rapidement dressés, les rues tracées sur le sol et officiellement dénommées; mais la ville nouvelle demeura longtemps comme un cadre vide, sans maisons et sans habitans. Pierre et ses successeurs manquaient

  1. Sur cette administration, voyez, outre les nombreux historiens russes, les ouvrages de M. Tchitchérine : Oblastnyia Outchregdéniia Rossii v XVIIe veké et Opyty po istorii rousskago prava.