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inférieur, en race indigne de liberté, à peu près comme les Européens regardent les indigènes de certaines de leurs colonies.

L’excès de la réglementation administrative a frappé tout le monde en Russie, mais l’habitude est prise par le pays aussi bien que par le gouvernement. Tous les essais pour substituer l’activité spontanée de la population au mouvement automatique de la bureaucratie n’ont jusqu’ici que médiocrement réussi. Après des siècles d’un semblable régime, il n’en saurait être autrement. Beaucoup des reproches que les bureaucrates font au libre gouvernement local retombent naturellement sur la bureaucratie; si les hommes ne savent pas mieux se conduire, c’est qu’ils ont trop longtemps été conduits.

Une des raisons les plus souvent données en faveur du maintien de la tutelle administrative en Russie, c’est le manque d’hommes éclairés dans les provinces et le manque d’initiative des plus éclairés. C’est là en effet une des causes historiques de la centralisation russe, mais, comme il arrive souvent, le remède a entretenu le mal qu’il prétendait guérir. La centralisation veut suppléer au défaut d’hommes dans l’intérieur des provinces, et elle chasse elle-même des provinces les hommes capables et instruits qui s’y rencontrent; elle fait artificiellement le vide dans l’intérieur de l’empire en concentrant l’intelligence et la richesse dans les capitales. Le grand engin administratif du progrès entrave ainsi, au lieu de l’accélérer, le développement de la culture et de la civilisation.

Ce n’est point tout; la centralisation russe, bien que naturellement sortie des conditions physiques et historiques de l’empire, a rencontré sur le sol et dans l’histoire de la Russie, un double principe de faiblesse et d’inefficacité : deux grands obstacles l’ont arrêtée dans son œuvre, la grandeur matérielle du territoire qu’elle devait régir, l’ignorance du peuple où elle devait recruter ses agens. Ainsi s’explique la fréquente impuissance d’une administration légalement omnipotente. Les moyens d’action, les organes ordinaires de la centralisation lui faisant défaut, la tutelle administrative n’a pu procurer à la Russie tous les biens qu’elle semble devoir assurer. L’autonomie provinciale n’existant nulle part, et la main du pouvoir central ne pouvant atteindre partout, la confusion et l’illégalité ont longtemps pu régner en dépit et sous le couvert même de la centralisation. La lourde machine bureaucratique, imparfaitement montée, était hors d’état de suffire à une tâche immense: l’impulsion du premier moteur, irrégulièrement transmise par des rouages mal combinés, se perdait en route avant d’arriver aux extrémités. Ainsi s’explique comment la Russie a longtemps connu tous les inconvéniens pratiques de la réglementation administrative, sans en avoir en dédommagement tous les avantages.