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de tous les peuples slaves demeurés en possession de leur indépendance nationale.

Les causes sociales et économiques ont concouru à la même œuvre que les causes naturelles et politiques. La faiblesse de l’élément urbain, le manque, en dehors de la région baltique, de grandes cités capables de servir de centre de vie locale, n’ont pas été pour peu de chose dans les habitudes administratives d’un état qui, après la ruine de Novgorod, ne posséda longtemps qu’une seule ville. A cet égard, le nom du pays dérivé du nom de la capitale, est un juste emblème de l’ancienne Moscovie. Le défaut de bourgeoisie dans les villes, l’absence de véritable aristocratie territoriale dans les campagnes, ont été une autre raison de cette centralisation excessive. Également dépourvu de bourgeoisie urbaine et d’aristocratie foncière, le pays était privé des classes ailleurs en possession du gouvernement local et seules capables de le disputer efficacement à la puissance souveraine.

La centralisation et l’autocratie ont eu en Russie les mêmes raisons d’être; elles sont nées des mêmes conditions, et l’on ne saurait dire laquelle a produit ou enfanté l’autre. Toutes deux à la fois, cause et effet, ont réagi l’une sur l’autre, se fortifiant et s’exagérant mutuellement. Toutes deux, intimement unies, ont rendu à la Russie de grands services, toutes deux les lui ont fait payer cher. Il est d’autres nations dont la centralisation administrative et le pouvoir absolu ont fondé l’indépendance ou la grandeur, il n’en est aucune peut-être qui leur doive sa civilisation. Or c’est ce premier des biens dont la Russie moderne est en grande partie redevable à la centralisation en même temps qu’à l’autocratie. Sans la concentration de tous les pouvoirs, sans l’absence de toute liberté régionale, l’œuvre de Pierre le Grand et de ses successeurs eût été impossible, elle eût échoué devant les résistances locales. La centralisation a été le grand instrument de la réforme européenne; grâce à elle, on peut dire que la Russie a été civilisée administrativement. Pour le pays, c’était là un dangereux et coûteux bienfait, et pour la centralisation c’était une autre cause de force et de durée. Aux yeux d’un gouvernement civilisateur, le peuple russe n’était qu’un élève auquel il fallait toujours faire la leçon; le maître ne pouvait trop tenir en tutelle le rude et sauvage enfant qu’il avait à former. Plus haute était la mission que lui confiait l’histoire et moins l’administration russe a eu de réserve et de scrupules. Nulle part ce rôle d’éducateur, ce rôle de pédagogue, que les gouvernemens s’arrogent si aisément, n’a pu être pris aussi au sérieux par ceux qui s’en prétendent chargés. L’administration russe, façonnée à l’européenne, put longtemps considérer le peuple qu’elle régentait moins comme une nation de compatriotes qu’en peuple