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de l’homme du peuple à étendre ses pensées ou ses affections jusqu’aux limites de la patrie, au lieu de les borner à l’étroit horizon de sa province. Il n’est pas besoin de montrer combien une telle ampleur de la conscience nationale a pu faciliter la centralisation administrative.

La centralisation a été préparée par le sentiment de l’unité russe; elle a été fortifiée par les nombreuses annexions qui semblaient en devoir rompre ou relâcher les mailles. Les acquisitions successives du tsar Alexis, de Pierre le Grand, de Catherine II, d’Alexandre Ier, qui à la vieille Moscovie venaient rattacher des pays plus ou moins étrangers par l’origine, l’idiome ou la civilisation, ces énormes acquisitions, qui vont de l’Océan-Glacial à la Mer-Noire et de la Baltique au cœur de l’Asie, faisaient de la centralisation une nécessité politique. Plus l’empire s’étendait et plus il fallait resserrer le nœud qui liait au vieux centre historique toutes ces conquêtes diverses, toutes ces provinces plus ou moins centrifuges. La centralisation, née de l’unité du peuple dominant, a été ainsi renforcée par la variété des provinces soumises. Deux causes opposées ont abouti au même terme.

L’histoire de la formation de l’état russe est l’histoire même de la centralisation tsarienne. Une fois unifié par la politique des grands princes de Moscou, ce pays, ouvert de tous côtés, exposé pendant des siècles aux invasions de tous les peuples, ne pouvait rester indépendant qu’en laissant toutes ses forces ramassées dans une seule main. Les longues luttes contre l’Occident et l’Orient, contre l’Europe et l’Asie, qui semblaient se disputer cette zone intermédiaire, ont accéléré la concentration des pouvoirs, qui est un des caractères historiques de la Russie. À ce titre, la centralisation et le pouvoir absolu, qui, là comme ailleurs, marchaient de pair, ont longtemps été pour elle une condition d’existence. Des écrivains russes comme Herzen, des écrivains de la Petite-Russie surtout, comme l’historien Kostomarof, ont soutenu que la centralisation était contraire au génie slave, selon eux naturellement porté au fédéralisme[1]. Peut-être cela est-il vrai des Slaves de l’ouest ou des Slaves du sud, cela ne l’est certes point des Russes, des Grands-Russes au moins. La nature et l’histoire les ont également façonnés depuis des siècles à la centralisation ; s’ils lui ont dû la perte de toute liberté politique, ils lui doivent peut-être d’être seuls

  1. Cette thèse de Herzen se rencontre par exemple dans le Peuple russe et le socialisme, p. 18. Kostomarof exprime des idées plus ou moins analogues dans ses études sur l’histoire nationale. L’éminent historien considère par exemple la période des apanages comme une manifestation spontanée des instincts fédéralistes du slave russe avant la domination moscovite.