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un de nos écrivains modernes les plus distingués, serait le contraste entre l’esprit poétique et celui de la prose. Enthousiaste de la vertu et mal reçu par son siècle, Cervantes se serait peint luttant seul contre la société ; il a montré le plus vertueux et le seul sage, passant pour fou au milieu de la multitude vicieuse et insensée. L’explication est ingénieuse, mais l’esprit qu’elle suppose n’est pas celui de Cervantes. Si son intention avait été de faire une satire aussi amère de l’humanité, on conviendra qu’il a rempli son but assez mal en faisant de cette invective contre l’espèce humaine un des livres les plus gais et les plus amusans. Comparons nos impressions après avoir lu Candide et Don Quichotte. N’avons-nous pas trouvé dans le premier cette tristesse et ce mépris des hommes qu’inspire l’étude de leurs vices ? Et dans l’autre n’est-on pas frappé de cette bonne humeur constante d’un homme content de vivre avec la société telle qu’elle est ? En outre, est-ce le procédé du génie de passer d’une idée abstraite à un caractère aussi particulier, aussi original, que celui de Don Quichotte ? De semblables abstractions n’étaient pas encore de mode, et ce n’est pas dans les auteurs espagnols qu’il faut les chercher. »

En relisant aujourd’hui les œuvres de Cervantes, je ne trouve pas encore que mon impression ait sensiblement changé ; seulement je n’affirmerais pas que le contraste entre l’exaltation héroïque et la froide réalité ne se soit présenté plus d’une fois à l’esprit de l’auteur, qui en a tiré parti, non pour faire des moralités, mais pour amener des scènes comiques et très souvent pour traiter une espèce de païadoxe littéraire : rendre un fou intéressant. Sur ce dernier point, son succès a été incontestable, peut-être au-delà même de ses désirs, car il n’y a pas de lecteur qui ne lui ait su mauvais gré des horions et des coups de bâton prodigués à Don Quichotte, surtout dans la première partie, mais dans ce genre de comique il y a comme un reflet des mœurs dures de l’époque et du pays, un souvenir des contes arabes où la cruauté se mêle à la plaisanterie.

Un fou plein d’esprit, de bon sens même lorsqu’il est en dehors de son idée fixe, n’est pas un personnage hors de la nature, et chacun aurait des exemples à citer. Ce n’est pas seulement dans son principal ouvrage que Cervantes nous a montré cette figure singulière. Le Licencié Vidriera, dans les Nouvelles exemplaires, est une variété du Don Quichotte. Il s’imagine qu’il est de verre, et, de peur d’être cassé, il s’enveloppe dans du coton et dans des étoiles épaisses ; ainsi accoutré, il parle comme un livre, dit à chacun son fait avec la liberté et l’esprit de Ménippe. Il raille et confond les coquins et les sots et étonne tout le monde par ses apophthegmes où la malice s’unit aux plus nobles sentimens. Si cette nouvelle eût paru avant 1605, nous serions tenté d’y voir une ébauche de Don