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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

son Aragonais, par l’omission des articles ; troisièmement enfin son ignorance de mes actions. » Il eût mieux fait d’en rester là, et de ne pas faire dire plus loin à la belle Altisidore qu’elle avait vu en enfer les diables jouant à la balle avec le livre d’Avellaneda. En pays d’Inquisition, il ne faut pas mettre le diable en jeu à propos d’une querelle littéraire.

Qui était cet Avellaneda ? La solution du problème est d’autant plus difficile que le pseudonyme a eu intérêt à se cacher, et qu’il n’a pas excité d’abord assez de curiosité pour qu’on prît beaucoup de peine à le découvrir. Les indications qu’on a recueillies aujourd’hui sont assez vagues, et il y a peu d’espoir d’en obtenir de nouvelles. Un point cependant demeure bien établi, c’est que l’auteur du livre était Aragonais, Cervantes l’a déclaré, et les Castillans découvrent dans le faux Don Quichotte des traces fréquentes d’un dialecte provincial. Sur le seul indice de leur patrie, on a soupçonné les deux Argensola ; mais ils étaient tous les deux amis de Cervantes, ils écrivaient très purement l’espagnol, et leur style ne ressemble nullement à celui d’Avellaneda.

M. Benjumea a fait preuve de beaucoup de subtilité pour identifier Avellaneda avec Blanco de Paz, ce misérable qui dénonça au dey d’Alger une tentative d’évasion de Cervantes et qui se disait affilié à l’ordre de Saint-Dominique. Selon l’ingénieux critique, Cervantes se serait vengé de ce coquin en lui donnant un rôle dans la première partie de Don Quichotte. On se rappellera que dans l’aventure du corps mort (chap. XIX) le bon chevalier culbute un soi-disant licencié qui accompagne un enterrement, et, lui portant l’épée sous la gorge, il lui demande son nom et sa profession. L’autre répond qu’il est licencié, mais il n’est que bachelier ; il dit qu’il a la jambe cassée, et elle n’est que foulée ; donc c’est un menteur. Quant à son nom, c’est Alonzo Ferez de Alcobendas, et M. Benjumea, décomposant et recomposant les lettres, trouve ces mots : Es lo de Blanco de la Paz. Je crois qu’en travaillant on trouverait encore d’autres noms ; mais, pour admettre celui de Blanco de la Paz, il faudrait d’abord prouver que cet homme savait écrire, puis expliquer comment, natif d’Estramadure, il se servait de locutions aragonaises. Aujourd’hui la plupart des lettrés espagnols s’accordent à reconnaître, sous le masque d’Avellaneda, un personnage des plus importans à cette époque, le. révérend père Fray Luis de Aliaga, dominicain et confesseur de Philippe III. Il était Aragonais, auteur de plusieurs livres médiocres où l’on retrouve les locutions provinciales particulières à Avellaneda. On sait qu’il était mal disposé à l’égard de Cervantes, qu’il accusait d’avoir lancé des épigrammes contre Lope de Vega, son grand ami, dans le Voyage au Parnasse. À la cour, Aliaga était odieux à tout le monde, et, pour un motif