Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/757

Cette page a été validée par deux contributeurs.
751
LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

À la fin de l’année 1613, Cervantes fit imprimer un recueil de nouvelles sous le titre de Novelas ejemplares. C’est, après le Don Quichotte, son meilleur ouvrage. Il eut dix éditions en neuf ans et fut traduit dans toutes les langues de l’Europe. Nous avons déjà dit que la Tia fingida, composée en Andalousie avant 1606, ne parut pas avec les autres nouvelles, peut-être parce que l’auteur trouvait le sujet un peu trop leste pour y mettre son nom, et cependant on se rappellera que c’est à un chanoine de Séville qu’on en doit la conservation. Selon les juges les plus autorisés, le style des Nouvelles est supérieur à celui de la première partie du Don Quichotte, qui déjà l’emporte prodigieusement sur celui de la Galatée. Un semblable progrès, à l’âge qu’avait Cervantes, est très remarquable et assurément très rare dans la vie d’un homme de lettres.

Les Novelas ejemplares furent suivies par le Voyage au Parnasse, en 1614, poème que Cervantes affectionnait particulièrement et qu’il considérait comme une de ses meilleures productions. Toute sa vie il parut croire qu’il était bien plus glorieux d’écrire en vers qu’en prose, et bien que ses poésies n’aient jamais eu de succès, il avait pour elles une certaine partialité, comme les mères en ont souvent pour leurs enfans disgraciés par la nature. Le Voyage au Parnasse, suivi d’un appendice en prose, Adjunta al Parnaso, dialogue dans la manière de Lucien, est une satire peu méchante des mauvais poètes contemporains, oubliés aujourd’hui, rachetée par les éloges les plus exagérés que l’auteur décerne à un assez grand nombre d’écrivains qui ne nous sont guère plus connus. On a demandé parfois si ces louanges outrées ne sont pas des épigrammes. Maintenant que les bons et les mauvais poètes contemporains de Cervantes sont presque tous également ignorés, le Voyage au Parnasse n’offre guère d’intérêt que par les allusions qu’on y trouve à la vie de l’auteur. Il y parle souvent de sa pauvreté, simplement, sans envie, sans orgueil de cynique. Admis en présence d’Apollon, qui tient sa cour plénière, il est invité à s’asseoir, mais tous les sièges sont occupés. « Eh bien ! dit le dieu, plie ton manteau et assieds-toi dessus. — C’était alors l’usage des cavaliers dans les salons, où bien souvent il n’y avait pas de fauteuils. — Sire, répond Cervantes, vous ne faites pas attention que je n’ai pas de manteau. — N’importe, j’ai du plaisir à te voir ; la vertu est un manteau avec lequel la pauvreté cache sa honte et échappe à l’envie. » Un épisode du poème où les mauvais poètes essaient de prendre d’assaut le Parnasse a pu donner à Boileau l’idée de la bataille des livres dans son Lutrin.

Malgré le peu d’encouragemens qu’avaient reçus ses premiers essais dramatiques, Cervantes n’avait jamais cessé de travailler pour le théâtre, mais il ne trouvait pas de directeur qui voulût pro-