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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

allons raconter, mais surtout parce qu’ils font connaître quelle était la position de Cervantes et celle de la plupart des gens de lettres ses contemporains.

Il y avait alors à Valladolid un chevalier de Saint-Jacques nommé don Gaspar de Ezpeleta, espèce de don Juan, célèbre par ses aventures galantes et sa bravoure. On ne lui connaissait pas de revenus ; il suivait la cour, comme on disait, et vivait noblement aux dépens du marquis de Falces, son grand ami, si on s’en rapporte aux mauvaises langues. Le 27 juin 1605, don Gaspar, après avoir soupe très gaîment avec le marquis de Falces, chez lequel il demeurait, le quitta vers dix heures du soir en lui disant qu’il ne reviendrait pas avant le jour. Il sortit accompagné de son page, qu’en homme discret il renvoya bientôt, après avoir changé de manteau avec lui. Selon l’usage des galans de cette époque, il portait, outre son épée, un petit bouclier, nommé rodela, du diamètre d’une assiette. Cette arme défensive, alors fort en usage, s’accrochait à la ceinture. Au moment de combattre, on la tenait de la main gauche par une poignée pour parer les coups de taille. Les rodelas étaient ordinairement en acier poli, quelquefois damasquinées, gravées, dorées, avec des ornemens en relief. Se munir d’une pareille arme, c’était montrer qu’on allait s’engager dans quelque affaire périlleuse.

Ainsi accoutré, don Gaspar s’avançait par la rue du Rastro, se dirigeant en apparence vers la rue de la Manteria, où on lui supposait un rendez-vous ; mais une sérénade qui avait attiré un certain nombre de curieux l’arrêta quelque temps. C’était, nous l’avons dit, un homme discret. La sérénade terminée, il continua sa marche, lorsque, à peu près à la hauteur de la maison de Cervantes, un homme de stature moyenne enveloppé dans un manteau, et qui venait de traverser le pont, intima l’ordre à don Gaspar de ne pas passer plus avant. Était-ce le donneur de sérénade, un jaloux ennemi du coureur d’aventure ?… On ne sait. Les deux épées sortirent à la fois du fourreau et, après un engagement très court, don Gaspar reçut un coup mortel dans la poitrine. À ses cris, Cervantes et l’ecclésiastique don Estevan de Garibay, son voisin, sortirent dans la rue, et le blessé tomba dans leurs bras. Ils le portèrent sur le lit de la mère de Garibay, qui probablement demeurait au rez-de-chaussée. Chirurgien, notaire, accoururent ; Garibay confessa et administra le moribond. Don Gaspar, avant de mourir, déclara qu’il avait été l’agresseur et qu’il avait le premier mis l’épée à la main, que son adversaire lui était complètement inconnu, et que le combat avait été loyal. Puis il fit quelques dispositions testamentaires, parmi lesquelles on remarqua le don d’une robe de soie à Magdalena de Sotomayor, la béate que Cervantes nommait sa sœur, il expira au point du jour. Selon la règle, une béate ne pouvait por-