Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 24.djvu/750

Cette page a été validée par deux contributeurs.
744
REVUE DES DEUX MONDES.

voyagé au Parnasse, à l’exemple du Perugin Caporali ; c’est l’auteur d’autres œuvres égarées qui courent le monde anonymes. On l’appelle d’ordinaire Michel de Cervantes Saavedra. » Cervantes avait alors soixante-cinq ans. L’ampleur extraordinaire du front, qui rappelle celui de Shakspeare, et le nez long et aquilin, voilà les traits que reproduisent tous les portraits de Cervantes ; mais nous n’en connaissons pas qui puissent être attribués avec certitude au XVIe siècle.

De 1599 à 1603, nouvelle lacune dans la vie de Cervantes. Nous l’avons laissé à Séville faisant les affaires du roi et des particuliers, commissaire pour le recouvrement des droits du fisc et pour des achats de vivres ; nous le retrouvons avec les mêmes fonctions en apparence, à Valladolid, en février 1603. La cour s’était fixée dans cette ville depuis 1600. Il semble que quelque procès l’ait conduit à Valladolid, car il a encore des tracas au sujet de sa comptabilité. Il occupe avec sa famille un appartement dans une maison d’assez pauvre apparence. Sa sœur doña Andrea, qui doit avoir cinquante et quelques années, vit avec lui et a charge du linge du marquis de Villafranca. Il existe dans les archives de cette famille des comptes de lingerie de l’écriture de Michel Cervantes, ce qui tendrait à faire croire que doña Andréa ne savait pas écrire. L’art de peindre la voix et de parler aux yeux n’était pas, à cette époque, aussi commun qu’il l’est aujourd’hui. Les gens de lettres avaient toujours des protecteurs ; ceux de Cervantes sont le duc de Béjar et le comte de Saldaña, fils puîné du duc de Lerma, alors ministre tout-puissant de Philippe III.

Il est évident que Cervantes était toujours de son métier homme d’affaires, mais il est certain qu’il faisait quelque chose de mieux et mettait alors la dernière main à la première partie du Don Quichotte. Le 24 septembre 1604, il obtenait le privilège royal et l’approbation, et la première édition paraissait à Valladolid au commencement de l’année 1605, dédiée au duc de Béjar. Suivant une tradition fort accréditée, le duc aurait longtemps refusé d’accepter cette dédicace, car alors il fallait une dédicace pour le succès d’un livre, et ce n’aurait été qu’à force d’importunités que Cervantes serait parvenu à lire ses premiers chapitres devant un auditoire choisi. Le succès de cette lecture aurait convaincu le grand seigneur qu’il pouvait sans se compromettre accorder le patronage de son nom ; on ajoute que l’auteur aurait été félicité par toute la compagnie, sauf un ecclésiastique qui l’aurait critiqué vertement à tort et à travers. Ce pourquoi, dix ans plus tard, Cervantes se serait vengé en le mettant en scène dans la seconde partie du Don Quichotte. Credat Judæus Apella. Toutes ces traditions nous sont fort suspectes, et on ne trouve pas un seul témoignage contemporain pour les ap-