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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

La Numancia, qui a été souvent réimprimée, n’est qu’une amplification très ampoulée du peu que Plutarque et Appien nous apprennent sur cette généreuse peuplade qui se suicida pour n’être pas esclave des Romains. Les noms des personnages semblent empruntés à une traduction d’Appien ; mais d’un seul chef, Rhetogenes-Caraunus, Cervantes a fait deux personnages, Théagène et Corabin. Depuis le commencement jusqu’au tableau final, l’auteur poursuit une monotone description des angoisses de la faim, entremêlée de tirades un peu banales sur l’amour de la patrie. Pour la plupart, les vers sont plats et lourds, défaut particulier à Cervantes, et d’autant plus extraordinaire que sa prose a souvent une grande élévation ; et, pour n’en citer que deux exemples célèbres, l’éloge du soldat dans le Don Quichotte, et celui de la liberté dont jouissent les bohémiens dans la Gitanilla, sont des modèles de style qu’on n’a jamais surpassés. En lisant ses vers, le lecteur, succombant à la fatigue, est tenté sans cesse de s’écrier : Que n’écrit-il en prose ! On lui reproche encore quelques grossièretés que rien ne justifie. Ainsi un prophète numantin qui évoque Pluton le traite de Cornudo. L’auteur n’a pas dédaigné d’appeler à son aide l’art du machiniste, si peu avancé qu’il fût alors, et s’est préoccupé de la mise en scène avec un soin particulier. On en peut juger par les indications qu’il a laissées à l’usage des directeurs. Lorsque Scipion harangue son armée, toujours battue par les Numantins, on lit dans le drame imprimé : « On fera entrer sur le théâtre le plus grand nombre de soldats possible, vêtus à la romaine, et sans arquebuses. » Ailleurs le pontife des Numantins fait un sacrifice ; au moment où il va frapper la victime (c’est un mouton), « on roule sous la scène un baril rempli de pierres ; on lance une fusée volante, et un démon sortant d’une trappe emporte le mouton. »

Cervantes s’est fait un titre de gloire d’avoir introduit le premier, pensait-il, de bonne foi sans doute, des personnages allégoriques sur la scène. En effet, dans la Numancia, on voit figurer le Duero, la Faim, la Peste, la Guerre. Nous ne croyons pas qu’il eût lieu d’en tirer vanité. Dans un drame, des personnages allégoriques n’ajoutent aucun intérêt à l’action et ôtent toute illusion au spectateur. Quant au mérite de l’invention, un érudit pourrait le revendiquer pour Aristophane, mais il paraît qu’en Espagne, avant Cervantes, le marquis de Villena, dès le quinzième siècle, et beaucoup d’auteurs de mystères avaient produit sur la scène des figures allégoriques, et personnifié des vertus et des vices. On peut en dire autant de la division des comédies en trois journées, ou actes, dont Cervantes réclame la première idée ; plusieurs poètes l’avaient employée avant lui, notamment Juan de la Cueva et Christoval de Vi-