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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

attaquer les Portugais, qu’on appelait des rebelles. Les deux frères prirent encore part à cette expédition et à l’assaut des retranchemens élevés sur le rivage pour s’opposer au débarquement. Les barques espagnoles ne pouvant accoster, les soldats se jetèrent à la mer et gagnèrent le rivage ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Rodrigo Cervantes fut le troisième de ceux qui gagnèrent ainsi la terre malgré les vagues et les arquebusades. L’armée victorieuse revint à Cadix au mois de septembré 1583.

On ne sait rien du séjour de Cervantes en Portugal, où il demeura avec son tercio plus de deux ans. À la façon dont il parle de ce pays, on voit qu’il s’y est plu. Dans son dernier roman, Persiles et Sigismonda, il fait l’éloge de la courtoisie et de l’affabilité des Portugais. Il loue particulièrement les habitans de Lisbonne. « Les femmes, dit-il, excitent l’admiration et l’amour. »

On en a conclu tout naturellement qu’il avait eu une intrigue amoureuse à Lisbonne, et, comme on le trouve bientôt après ayant dans sa maison une fille naturelle, on a décidé que la mère était Portugaise. Il y a plus : si cette fille n’était pas née en Portugal, on aurait quelque lieu de croire qu’elle serait née l’année même du mariage de Cervantes, et la plupart de ses biographes ne peuvent admettre de sa part un semblable trait d’immoralité. La vérité, il faut le dire, c’est qu’on ne sait rien de précis sur l’époque et le lieu où cette fille serait venue au monde, si ce n’est par une déposition en justice, dont nous aurons à parler bientôt. En 1605, elle déclarait qu’elle avait vingt ans. Mais pour les demoiselles, en tout pays, ce chiffre de vingt ans ne doit jamais être pris comme une base certaine. Nous sommes fort éloigné de vouloir attaquer les mœurs de Cervantes, et des recherches récentes tendent à confirmer l’opinion que la mère de cet enfant naturel était Portugaise.

Après la conquête des Açores, Cervantes paraît avoir abandonné la carrière des armes. Il se rendit à Madrid et sollicita un emploi public. Son frère Rodrigo avait obtenu le grade d’alferez (porte-enseigne) et était parti pour les Pays-Bas. À la fin de 1584, c’est-à-dire probablement aussitôt après son arrivée dans la capitale, Michel Cervantes publia les six premiers livres de la Galatée. Il peut sembler étrange qu’un homme qui sortait des prisons d’Hassan-Aga, et qui venait d’assister à une sanglante bataille, débutât par une pastorale. C’était la mode alors. George de Montemayor s’était fait une renommée avec sa Diane, dont plusieurs continuations venaient de paraître. Sans essayer de poursuivre le même sujet, Cervantes imita la manière de Montemayor, et dans ce genre faux, dont il n’était pas l’inventeur, il obtint un succès assez brillant. Sa Galatée eut plusieurs éditions ; elle fut aussitôt traduite en français par César Oudin, et aussi bien accueillie à Paris qu’elle l’avait été