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félon, et il est notoire qu’Avellaneda a plus d’une fois attribué à son Don Quichotte des actions ou des opinions connues de Cervantes. Ajoutons que le cardinal Aquaviva, sous le patronage duquel Cervantes paraît à Rome, fut envoyé en Espagne par le pape Pie V, pour porter à Philippe II des complimens de condoléance à l’occasion de la mort de la reine Isabelle, peut-être aussi pour demander des explications au sujet de la mort de don Carlos. Arrivé à Madrid en septembre 1568, il paraît avoir été reçu assez froidement par Philippe II ; en revanche, les lettrés espagnols se montrèrent très empressés à lui faire leur cour, et tout aussitôt il devint pour eux une sorte de Mécène. Dès le 2 décembre 1568, il recevait ses passeports, et son itinéraire passe par Valence : or, dans le roman de Persiles et Sigismonda, Cervantes a décrit si exactement la route suivie par le légat qu’on est tenté de croire qu’il l’avait accompagné. Les lenteurs ordinaires de la justice, surtout en Espagne, expliquent suffisamment comment ce n’aurait été qu’en septembre 1569 seulement qu’aurait été prononcé un jugement pour un crime commis l’année précédente. Malgré le despotisme de Philippe II, bon nombre de coups d’épée se donnaient sous son règne, et les alguazils chargés d’y mettre ordre en avaient souvent leur part. Rien de bien extraordinaire qu’un jeune homme de vingt et un ans, comme notre auteur, ait eu maille à partir avec un alguazil ;… mais s’agit-il de notre Cervantes ? Imitons la prudente réserve de M. Moran, et laissons le lecteur décider d’après les pièces que nous venons de produire.

Exilé ou non, Cervantes demeura quelque temps dans la maison du cardinal Aquaviva en qualité de domestique, dénomination qui, dans le langage du temps, s’appliquait aux valets de chambre, aux secrétaires, aux gentilshommes de la suite, à tous les protégés à titre quelconque d’un grand seigneur comme le cardinal. Cette position, quelle qu’elle fût, ne lui plut pas longtemps, car au bout de quelques mois il se fit soldat. On croit qu’il entra d’abord dans une compagnie d’infanterie au service du saint-père ; puis, bientôt après, dans un tercio, ou régiment espagnol. En 1570, il était soldat dans le tercio du mestre de camp don Miguel de Moncada, compagnie du capitaine don Diego de Urbina. Embarqué sur l’escadre commandée par Marc-Antoine Colonna, il navigua quelque temps sur l’Adriatique, y fit naufrage aux Bouches de Cattaro et faillit être pris par les Turcs. L’année suivante 1571, le 7 octobre, son jour de naissance, il assista à la bataille de Lépante, sur la galère la Marquesa, de la division commandée par André Doria. Depuis plusieurs jours, Cervantes était malade de la fièvre, et son capitaine voulait le faire descendre à fond de cale. Ses instances pour prendre part au combat furent si pressantes que Diego d’Urbina dut y céder ; il lui