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LA VIE ET L’ŒUVRE DE CERVANTES.

dent. Ici est enterrée l’excellente cause de l’exil de notre félicité. Vois quel est le monde et sa rigueur, et comment, contre la vie la plus riante, la mort remporte toujours la victoire. Vois encore le bonheur dont notre illustre reine jouit dans l’éternel royaume de gloire. Quand la guerre laissait libre notre terre ibérique, d’un vol soudain la plus belle de ses fleurs a été transplantée au ciel ; et près de trancher sa tige, la mortelle catastrophe fut cachée au monde ; ainsi un malheureux n’aperçoit la flamme qu’au moment où il se sent brûler. »

Après avoir eu la bonne fortune de découvrir dans un cahier de corrigés les premiers vers d’un auteur illustre, le biographe éprouve tout aussitôt la mortification de rencontrer une lacune considérable avec le soupçon qu’elle cache un mystère important. De 1568, on perd toute trace de Cervantes, jusqu’en 1570, où on le trouve à Rome dans la maison du cardinal Aquaviva. Or certaines phrases de Cervantes recueillies dans plusieurs de ses ouvrages semblent faire allusion à quelque événement malheureux qui lui serait arrivé vers cette époque. Don Jeronimo. Moran nous présente, mais « sous toutes réserves, » comme on dit aujourd’hui, une pièce fort curieuse qui, si elle se rapporte en effet à Cervantes, expliquerait pourquoi il quitta l’Espagne. On a découvert assez récemment dans les archives de Simancas un ordre d’arrestation lancé à la suite d’un jugement contre un Miguel de Zerbantes, contumace, en date du 15 septembre 1569. Au xvie siècle, il n’y avait pas encore d’orthographe fixe, et aujourd’hui même il n’existe, pour la prononciation, aucune différence entre Zerbantes et Cervantes. Rien de plus commun à cette époque que de voir un même nom écrit dans la même pièce de plusieurs manières différentes ; il n’est donc pas improbable que le contumace en question soit l’auteur du Don Quichotte. Il est condamné à dix ans d’exil et à avoir le poing coupé pour blessures faites à un Antonio de Sigura, qualifié de andante en esa corte. Sur la signification de ce mot, les commentateurs ne sont pas d’accord. Selon les uns, il s’applique à toute personne suivant la cour, soit en raison d’une charge, soit pour ses affaires personnelles ; suivant d’autres, le titre d’andante en la corte appartiendrait spécialement aux officiers de justice attachés au service du souverain. La peine prononcée contre le contumace semble confirmer cette dernière interprétation : en effet, les lois du temps punissent de dix ans d’exil les coups donnés à un alguazil dans l’exercice de ses fonctions. Quant à la mutilation du poing, elle est encourue par quiconque a tiré l’épée dans le lieu où le roi fait sa résidence. Quelques critiques enfin ont cru voir la confirmation de toute l’aventure dans un épisode du Don Quichotte d’Avellaneda, où le bon chevalier blesse un alguazil qu’il prend pour un chevalier